EVERY JUNGLE HAS A SNAKE
Il caresse le visage de sa mère et regrette aussitôt son geste. Elle transpire et ses doigts sont tout humides maintenant. Ezra se doute que les essuyer sur son jean crotté la vexera alors il prend sur lui. Ce n’est pas vraiment le moment de la contrarier. Un nouveau spasme la fait grimacer mais Meredith est en mesure de retenir le cri qui pourtant lui permettrait sans doute de libérer un peu de tension et de mieux supporter la douleur. Ezra jette un nouveau coup d’œil du côté des cuisses de sa mère, poisseuses de sang. Ca l’écœure. C’est complètement dégoutant…et en même temps, ça le fascine et le gamin de six ans qu’il est n’a de cesse de zyeuter dans cette direction. Il sait ce qui se passe. Il est assez grand pour comprendre que
ça s’en va. Le parasite qui grandissait dans le ventre de sa mère est en train de crever et ça lui fait drôlement plaisir. Il n’en a jamais voulu. Ezra – comme pratiquement tous les enfants – veut garder sa maman pour lui tout seul.
«
Je suis désolé, Mer’. C'est pas c'que j'voulais » répète encore son père qui continue de récurer le sol de la cuisine, barbouillé de sang. Pourtant, il n’a pas l’air tellement désolé. Il a surtout l’air agacé par la tournure des évènements. Ezra se tourne vers lui pendant que sa mère continue de pleurer silencieusement et de serrer les jambes. Le gamin observe le visage encore plein de tensions de son père, se demandant ce qu’il pense de tout ça. Est-ce qu’il est soulagé que le
truc s’en aille par les cuisses de sa mère ? Est-ce qu’il s’en veut de l’avoir poussée aussi fort contre la table ? Il a surtout l’air agacé de devoir nettoyer tout ce bazar… Il y a du reproche dans son regard sombre.
« Pourquoi t’as pas encaissé les coups comme il faut ? » a-t-il l’air de dire.
«
Tout va s'arranger mon ange » s’élève soudain la voix tremblante et faible de sa mère.
«
Ouais, ch'ais » lui fait-il savoir dans un haussement d’épaule.
Elle attrape doucement une de ses mains dans les siennes. Les poings du gamin sont étroitement fermés et vibrent de colère. Une colère qu’il contient, comme la plupart de ses émotions. Il grimace de dégoût en réalisant que les mains de sa mère qui emprisonnent à présent la sienne sont pleines de sang. Mais il ne se dérobe pas, il n’esquisse pas le moindre mouvement pour ne pas contrarier encore davantage sa mère, blanche comme un linge.
Elle serre ses mains, son regard doux plongé dans le sien. Il sent bien qu’elle essaie de faire passer un message, qu’elle veut le rassurer, mais ça ne marche pas. Parce qu’à vrai dire, rien de tout ça ne l’atteint vraiment. Il a l’habitude que son père cogne sa mère quand il a un coup dans le nez et qu’elle fait sa garce, comme Caleb aime à le dire. Ça n’a rien de nouveau. C’est lassant… Bon et puis ça l’arrange bien cette fois.
Sa mère se crispe à nouveau. Mais pas parce qu’une nouvelle vague de douleur l’assaille. C’est parce que son mari vient de revenir à ses côtés, couvrant son corps recroquevillé de son ombre menaçante.
«
Bon, tu sais ce que tu as à dire ? »
«
Espèce de salaud… » se contente de cracher Meredith.
«
Ezra ? » interroge de nouveau la voix basse du motard, sa main s’apposant sur l’épaule de son garçonnet sans douceur. «
Tu as vu ce qui s’est passé ? »
«
Non mais j'ai tout entendu. Maman est tombée dans l’escalier » répond-t-il laconiquement, habitué à mentir pour couvrir son père.
«
Pourquoi ? »
«
Parce que j’avais pas rangé mes jouets. Elle a glissé sur le Transformers débile que tu m’as offert. »
Au regard que fait peser son père sur lui, Ezra devine que son insolence ne lui plait pas et il change de tactique dans un soupir las. Au loin, il commence à entendre les sirènes des secours que le Vice Président des Kings of Speed a prévenu une fois sa mise en scène terminée et le corps de Meredith déplacé au bas des marches.
«
Elle est tombée sur mon jouet et je l’ai entendu crier. Alors j’ai été te chercher au garage où tu répares ta moto. Je suis vraiment désolé que ce soit arrivé. »
«
Tu peux l’être. Combien de fois je t’ai demandé de ne pas laisser trainer tes jouets partout ? » le sermonne son père en raffermissant sa prise sur son épaule quelques secondes. Une façon de le prévenir que son discours n’a pas intérêt à dévier d’un poil quand les ambulanciers débarqueront.
Ezra pousse un nouveau soupir et respire de plus en plus fort. Il va devoir simuler la peur, le remord et tout un tas d’autres trucs pour rendre toute cette histoire crédible. Le temps que les secouristes atteignent le hall, il est parvenu à faire couler quelques larmes sur ses joues et se ruent sur les types pour les supplier de sauver sa maman, oh pitié.
***
Sauf qu’ils ne la sauveront pas. Ils retarderont seulement l’échéance de quelques jours. Tout ce que son père lui dit, c’est qu’il y a eu une complication et que sa mère est morte. Caleb a ajouté qu’il ne devait pas être triste parce que Meredith est dans un endroit meilleur maintenant, avec sa petite sœur morte née. Il lui a promis de bien s’occuper de lui et de moins boire. Promesse qu’il tiendra effectivement.
Aujourd’hui, Ezra se tient bien droit au cimetière et regarde le cercueil de sa mère descendre dans un trou creusé par une grosse machine qu’il serait curieux d’examiner de plus près. Son père lui tient la main (il déteste ce contact chaud mais il n’a pas le choix) et Gabriel pose de temps en temps sa main sur son crâne brun pour le lui taquiner gentiment et détendre l'atmosphère tendue. Tout le monde se montre rudement gentil avec lui depuis que sa mère et sa petite sœur sont mortes. Envahissant surtout. Il n’est jamais tranquille. Les femmes qu’il croise le prennent dans leur bras, pleurent en lui répétant qu’il doit être très triste ou lui déposent de gros baisers mouillés sur les joues. Ca le dégoute. Il déteste qu’on le tripote. Avec les amis de son père, c’est un peu mieux. Ils lui donnent quelques tapes dans le dos en lui disant qu’il est courageux de ne pas pleurer et lui offrent des glaces ou des bonbons. Toutes ces friandises ne sont pas bonnes pour ses dents alors il les fourre dans sa poche et s’en débarrasse discrètement dans la poubelle la plus proche ou bien les refile aux autres enfants qui trainent dans le garage du club. Il déteste cet endroit. C’est crasseux, bruyant, et ça sent la sueur et la bière. Mais il n’a pas le choix là non plus. Et maintenant que sa mère est morte, Ezra devine qu’il va devoir y passer deux fois plus de temps…
Et il ne se trompe pas. Dès qu’il a terminé l’école, un des Kings vient le chercher (généralement les Prospects) et le ramène au garage pour qu’il joue avec la progéniture des autres membres du club ou qu’il apprenne le sens de la vie avec l’un ou l’autre des amis de son père. Plus tard, il viendra pour y réviser ses cours et faire ses devoirs, sous l’œil intransigeant de Caleb qui ne lui laisse rien passer.
Sa mère est enterrée depuis deux ans seulement lorsque son père se remarie avec une autre poule du club. Une écervelée qu’Ezra détestera au moins autant que les deux filles qu’elle pondra et avec lesquelles il ne voudra rien avoir à faire.
Les plus belles années de son adolescence, il les passera en pension, loin de sa famille recomposée et de celle que son père s’est choisie. Il obtient son diplôme sans la moindre difficulté et poursuit des études dans le but de devenir banquier. Mais parce qu’il ne se voit pas passer son existence derrière un bureau ou avoir une vie de con bien rangée, Ezra devient Prospect pour les Kings à dix-sept ans et peut ainsi jouir de tous les avantages offerts par le club. L’argent, les filles et une certaine protection qui pourrait lui être utile si jamais il venait à déraper un jour… Parce que s’il est capable de maitriser ses pulsions la plupart du temps, Ezra a parfaitement conscience que l’erreur est humaine et qu’il n’est pas au-dessus du lot. Il évite les missions trop intenses pour ne pas céder à ses envies et rester maitre de lui-même. Et jusque là, ça lui a plutôt bien réussi.
***
Elle dépose un baiser sucré à la commissure de ses lèvres et Ezra sourit, bien conscient de tous ces regards braqués sur lui. Genevieve éclate d’un rire éméché et cristallin qui lui vrille le crâne. Elle a l’air d’une imbécile à glousser de cette manière, à se donner en spectacle en parlant trop fort et il n’a pas apprécié ses sous-entendus salaces de tout à l’heure. Mais il ne le lui fera pas savoir devant témoins, il attendra patiemment qu’ils soient en tête à tête pour lui faire comprendre que son attitude l’a humilié. Il sait d’avance comment tournera la conversation. C’est pour sa prédictibilité qu’il a jeté son dévolu sur la jeune femme il y a de cela quelques mois. Pour cela et pour sa docilité, sa naïveté et sa gentillesse frôlant a bêtise. Elle fera une bonne épouse. Tout le monde s’accorde en tout cas à le lui dire. Le fait qu’elle soit jolie ne gâchant rien et étant la promesse pour tous, qu’ils auront de beaux enfants assurément bien portants.
Ezra joue le jeu. Il assure à qui veut l’entendre qu’il est l’homme le plus chanceux de Chicago, signalant de temps à autres à ses proches qu’il craint de voir un jour la roue tourner. Mais Ezra fait tout pour que, quand elle le fera, elle le fasse à son avantage… Personne ne peut tout prévoir, mais il a convenablement assuré ses arrières et se fait confiance.
Caleb Cavanaugh – encore plus éméché que sa future belle-fille – fait tout à coup cogner son verre sur la table du Monteverde, réservé à l’occasion des fiançailles de son unique fils. Bien sûr, comme la belle bande de moutons qu’ils sont, tous ses frères ne tardent pas à l’imiter et font cogner leurs verres sur la table, réclamant un discours de la part de l’heureux fiancé qu’Ezra est censé être cette nuit. Genevieve recommence à rire et applaudit avec force en beuglant à son tour :
un discours, un discouuuurs ! Feignant d’être un peu embarrassé, Ezra attrape donc sa coupe de Champagne et se redresse pour donner satisfaction à sa famille, ses amis et autres collègues venus le féliciter.
«
Vous êtes une belle bande d’enfoirés » sourit-il de ce sourire impeccable d’arracheur de dents qu’il maitrise depuis des années, se montrant faussement beau joueur. Nouveau gloussement sur sa droite. Sa main se crispe un peu sur sa coupe mais c’est bien le seul détail qui pourrait traduire son agacement. «
Bon, je ne vais pas la faire longue, vous savez que tout ça, ce n’est pas ma tasse de thé. Je laisse les grands discours pompeux à mon paternel » plaisante-t-il en levant son verre en direction de Caleb qui lève sa chope de bière et son majeur en retour. «
Très classe P’pa ! Rappelle-moi que tu n’es pas sortable la prochaine fois que je voudrai t’inviter à participer au plus beau jour de ma vie… »
Quelques éclats de rire gras s’élèvent à gauche à droite, un sifflement retentit et, une fois le calme revenu, Ezra reprend.
«
Je voulais juste vous remercier d’être présent. Pas seulement ce soir mais comme à chaque fois que j’ai eu besoin de vous depuis mon enfance, pour tous les moments importants de ma vie. Chacun d’entre vous représente une page voire un chapitre entier du roman de ma vie et aujourd’hui, vous voilà tous réunis pour celui qu’on pourrait appeler le chapitre "ils se marieront et auront beaucoup d’enfants". Vous n’avez pas idée à quel point ça compte pour moi. Et bien sûr, je pense à tous ceux qui ne sont pas là… A ma mère, Meredith Cavanaugh… »
Une nouvelle fois, il lève son verre, son regard dirigé vers le plafond illuminé du restaurant. Il laisse passer quelques secondes, prétendant se recueillir, puis fait reposer à nouveau son regard sombre sur l’assemblée, s’assurant bien sûr de croiser le regard de son géniteur. Un regard de défi. Caleb n’a jamais semblé éprouver le moindre remord face au décès de Meredith. Tout comme il n’a pas semblé éprouver la moindre culpabilité à dépouiller son propre père de son statut de Président, avant de l’abattre comme un chien.
«
Je sais qu’elle t’aurait adorée » ajoute-t-il en se tournant vers sa fiancée qui verse sa petite larme et attrape la main qu’il lui tend pour se relever et venir l’enlacer tendrement. Le tenant par la taille, elle appuie sa tête contre l’épaule d’Ezra qui reprend son discours et continue de remercier ses convives et de déclarer sa flamme à sa fiancée. Sans penser un seul des mots qui franchissent ses lèvres.
***
Le gamin qui lui fait face est visiblement nerveux. Il ne cesse de jeter des regards aux alentours, comme s’il s’attendait à tout moment à ce que les flics – ou pire encore – débarquent pour se jeter sur lui. Ezra se laisse aller à sourire. Un sourire mesquin, carnassier, révélant sa véritable nature. Celle d’un chasseur prenant plaisir à voir sa proie le craindre. Lui aussi devrait être nerveux. Il est en train de trahir les siens, sauf que ce n’est pas l’impression qu’il a. Parce qu’il n’a jamais eu l’impression d’appartenir à leur foutu club de bouseux.
«
C’est à ta portée ? Tu crois que tu pourrais y arriver ? »
«
Ils feront ce que tu dis ? » l’interroge encore le gamin avec son fort accent slave. «
Ils s’occupent de Mama ? »
«
Si tu exécutes convenablement les ordres, oui » confirme calmement Ezra, ses mains croisées devant lui sur la table du bar, alors que celles de son interlocuteur s’agitent nerveusement et mettent en pièce sa serviette de papier.
«
D’accord. Je vais faire… » capitule le jeune Draško Djokovic.
«
Bien. C’est très bien… Je savais que je pourrai compter sur toi. Souviens-toi bien que tu ne dois t’en prendre qu’au Prospect que je t'ai montré. Mon homme s’arrangera pour l’attirer sur le parking. »
«
Pourquoi lui ? »
«
Parce qu’il est inutile » tique Ezra dans une grimace agacée. «
Ce ne sera pas une grosse perte pour les Kings. Ils se sentiront obligés de répliquer pour le principe, bien sûr, mais nos amis auront une meilleure marge de manœuvre. »
«
Et si ils trouvent moi ? »
«
Ils ne t’attraperont pas. Mon homme sera le seul témoin de la scène et il leur donnera de fausses informations. »
«
Mais si… »
«
Si jamais ils t'attrapent - parce que tu auras manqué de prudence - alors nous protégeront ta mère. Nous ferons en sorte qu’elle ne manque jamais de rien. D’ailleurs… »
Ezra porte la main à sa poche et en ressort un sachet contenant toute une batterie de pilules qu’il glissent au serbe. Ce dernier est sur le point de fondre en larmes quand il réalise de quoi il s’agit.
«
Demain, tu recevras du matériel pour ta mère. Nous prenons soin des nôtres, comme tu peux le constater. Et nous sommes encore plus aidant avec ceux qui nous donne un coup de main… »
«
Merci. Merci » se contente de chouiner le serbe en essayant d’attraper la main d’Ezra pour la lui serrer. Mais le motard se soustraie à temps à son contact et fourre ses mains dans la poche centrale de son sweater maintenant vide.
«
Ne nous déçois pas. Et si tu décidais de nous trahir… C’est du plomb que nous offrirons à ta mère. Ne l’oublie pas » prévient-il le serbe, avant de quitter la banquette du boxe où ils se sont installés pour quitter le bar et ne plus jamais y mettre les pieds.
Son sourire réapparait sitôt qu’il a traversé la rue et pénétré dans le véhicule qu’il a loué pour la soirée, sous un nom d’emprunt. La machine est lancée. La roue tourne enfin. Et il a tracé le sillon qui la guidera pour l’amener précisément là où il le souhaite, là où va son intérêt.
Sa patience paie enfin.