Forgotten fragments
Josef est encore nerveux. Il l’a toujours été. Il a l’impression que son costume lui serre de partout et surtout au niveau des fesses et du torse, comme s’il était bien trop petit pour lui. Et ce nœud papillon… Bon sang, qu’il étouffe.
— Ca va bien se passer mon chéri. Respire et concentre-toi uniquement sur la musique, sur les notes, d’accord ? Il acquiesce, n’a pas l’once d’une force pour répondre à sa mère qui lui sourit, pleine d’espoir. S’il ouvre la bouche, il vomit toute son omelette du déjeuner. Il n’aurait jamais dû manger, au moins il n’aurait eu que de la bile à rendre.
Il a 16 ans et on lui offre une chance en or de pouvoir passer cette audition de piano afin d’entrer dans une prestigieuse école de musique. Où il pourra y exercer sa passion. Son professeur, Mme Wilson est là, au tout premier rang pile face à la scène. Il le sait parce que Josef l’a vu en jetant un œil derrière le rideau des coulisses pendant qu’un autre gamin jouait son morceau. C’est là que son estomac a menacé de le lâcher une bonne fois pour toute…
Sa mère a raison, tout devrait bien se passer. Il joue depuis… combien déjà ?
P’tain, je joue depuis que j’ai 4 ans, j’ai aucune raison de foirer.
Si ce n’est que ses mains tremblent comme s’il était atteint de Parkinson. Même les encouragements d’Alexie ne lui suffisent pas. Pourtant sa petite sœur a toujours été une sorte de point d’ancrage, parfois il a l’impression que même si six années les séparent, elle représente tout le courage qui lui manque à lui. Un regard suffit généralement pour se ragaillardir et arrêter de se terrer dans son coin, muré dans ses interminables angoisses. D’ailleurs il l’a voit lorsqu’il regarde pour la énième fois la salle quasi-complète des 123 places disponibles. Alexie est assise sagement à côté de son père qui la tient par les épaules. Elle est agitée, secoue ses jambes dans le vides mais essaie de patienter un maximum que son grand frère veuille bien apparaitre sur la scène. Il perçoit aussi cette femme qui la regarde avec un air presque méprisant.
Peut-être parce qu’Alexie est trop bruyante.
Ou peut-être parce que d’avoir une gosse atteinte de trisomie 21 à côté d’elle est gênant.
Ça lui colle une colère monstrueuse dans le bide. La peur pourrait presque se faire la malle si les applaudissements du public ne signaient pas la fin de la représentation du concurrent. Retour à la réalité.
— Allez fiston, c’est à toi. Sa mère, Zohra, prend le visage de Josef entre ses mains.
Rappelle-toi : Tu es doué, très doué. Ne pense pas à ceux qui sont là et concentre toi sur tes notes, rien de plus. Laisse la musique faire. — Oui m’man.Elle lui dépose un long baiser sur son front alors que le nom de Miller retentit distinctement. C’est à son tour et malgré ses 16 ans, il aimerait que sa mère le garde contre elle encore un instant. Pas d’âge pour câliner sa mère, même si ses copains se foutent parfois un peu de sa gueule.
Sa mère mécano, d’origine tunisienne, qui est venu fouler le sol américain en brisant tous les codes stéréotypés. Son truc, c’est la moto. Elle aime les longues balades dont elle a transmis le goût à son fils mais surtout, elle aime mettre les mains dans le cambouis pour dorloter ces machines. Dans la famille, ils sont très manuels. Même son père, Ian, en a fait un art en travaillant le bois, donnant l’impression à Josef que quoi que vous lui donniez entre les mains, il en ferait quelque chose de grand. Maintenant c’était à Josef de faire preuve de son agilité manuelle.
Si Ben’ avait été là, il m’aurait charrié sur cette agilité manuelle… Son meilleur ami n’en loupait jamais une avec son esprit pervers.
Tout ça ne change pas qu’il sent qu’il va gerber. Son cœur bat comme un fou et son ouïe se couvre d’un voile étouffé. Il a chaud. Il fait chaud. Il croit sentir une goutte de sueur rouler le long de sa tempe et donnerait n’importe quoi pour se débarrasser de ce nœud papillon qui lui enserre la gorge. Tout est psychologique mais en pleine « crise » de stress, Josef est incapable d’être rationnel. Il ne sait pas comment il réussit à mettre un pied devant l’autre pour atteindre le plancher lisse de la scène où la lumière l’aveugle. Mais il y est. Il salut d’un geste rapide et raide, bouche crispé, mains horriblement moites.
Il a choisi un morceau de Bethoveen parce que c’est celui qu’Alexie préfère, qui la calme lorsqu’elle se sent trop nerveuse ou qu’elle a passé une mauvaise journée au centre.
Josef s’installe, glisse discrètement un doigt entre son cou et le col de sa chemise pour espérer mieux respirer et pose ses mains sur les touches.
— Vous pouvez y aller, quand vous voulez jeune homme. Il ne l’entend même pas. Il reste figé devant ses doigts et ces notes blanches qui se dédoublent.
T’vas pas faire un malaise vieux, respire. C’est facile, tu l’as joué un million de fois.
Encore et encore jusqu’à ce qu’il y trouve la perfection et que Mme Wilson, aussi exigeante que jolie, ne lui reproche plus rien, se contentant d’un sourire fière à la fin du morceau.
Josef prend son inspiration, essaie de calmer les battements de son cœur et se lance…
… La fin du morceau retentit doucement, paisiblement, somptueusement.
— Encore ! Alexie, assise sur le canapé, regarde son frère maintenant âgé de 26 ans. Elle tape des mains pour l’encourager avec des yeux d’un enfant de 5 ans sur un visage d’une jeune femme de 20 ans. Josef aime ses yeux en amandes même si certains ont peur de cette légèrement déformation de ses traits. Il lui sourit, son index toujours posé sur la dernière note. Il n’a fait aucune erreur, pas une seule. Pas un seul dérapage, pas un seul cafouillage. Toute la mélodie s’est enchainée avec une facilité qui le frustre un peu plus à chaque fois qu’il joue ce même morceau qu’à ses 16 ans.
20 erreurs contre 0 aujourd’hui.
Josef a toujours eu du mal à digérer ses échecs. Il n’oubliera jamais la déception de Mme Wilson lorsqu’il s’est levé de son siège, au bord des larmes, pour saluer ce public plus gêné que lui de toute cette maladresse. Ses parents l’ont encouragé à retenter l’année prochaine, fiers de lui malgré ce désastre. Josef a été aussitôt catégorique : Non. Plus jamais jouer devant les gens, plus jamais jouer en représentation. Il s’est même demandé s’il ne jouerait plus jamais tout court… Mais on n’oublie pas une passion comme on oublie le prénom de ses camarades de classe de maternelle. Alors il s’est contenté d’avaler ce rêve chimérique pour jouer uniquement pour lui, pour s’apaiser et faire sourire Alexie, et de le remplacer par un autre lorsqu’il a eu la vie de cet homme entre les mains.Être pompier lui convient très bien. Il bouge, agit, se sent utile et surtout, il n’angoisse pas. Pas de stress, pas de tétanie, pas de sueurs froides. Juste les réflexes qu’il travaille chaque jour depuis ses 18 ans. Il s’entend bien avec tout le monde et n’as eu aucun mal à s’intégrer au sein de l’équipe qui représente aujourd’hui sa deuxième famille.
— Pas aujourd’hui Alex’, je n’vais pas tarder à repartir. — Oh. Déception puis sourire.
Tu reviens quand ? — Dimanche, si tout va bien. S’il n’y a pas d’urgence, si son jour de congé en sera vraiment un.
Josef se lève, embrasse Alexie sur le front avant de la laisser vaquer à son occupation : Colorier un énième animal avec un nombre incalculable de plumes qu’elle remplit consciencieusement. Il n’oublie pas d’affubler sa chienne d’une petite caresse alors qu’elle dort paisiblement à côté d’Alexie.
Josef rejoint son père dans le garage spacieux alors qu’il termine une étagère pour un ami à lui. Plus jeune, il aimait y passer des heures à le regarder sans se lasser.
— Alors, ça avance ? — Je devrais avoir fini pour ce soir. Il lève ses yeux bruns vers son fils, sourire aux lèvres.
Alors, Dimanche tu viens avec ta future femme ? Josef glisse les mains dans ses poches et s’adosse à un petit établi derrière lui.
Future femme hein ? Celle qu'il a réussi à invité après une intervention dans son appartement après le malaise de sa colocataire. Il s’y est pris comme un manche, comme un ado de 13 ans, elle n’a pas compris un traitre mot de ce qu’il a tenté de lui dire ce jour-là. Il s’attendait à recevoir un regard plein de mépris, au lieu de ça la jeune femme a continué à le sonder en silence, attendant qu’il reformule correctement sa phrase.
Trois ans qu’ils étaient ensemble maintenant, le mariage n’est pas encore prévu même s’il admet avoir envie de passer tous ses matins avec elle. Est-ce qu’il y a besoin du mariage pour ça ? Il n’en est pas certain. De toute façon, elle n’aime pas trop l’idée, elle trouve ça trop cliché. Trop… Trop. Tout simplement. Il en discute avec son père pendant près d’une heure avant de se décider de lever les voiles et de quitter le domicile de ses parents pour son vieux bon appartement à North Side. Là où la fameuse « future femme » fait une sieste dans leur lit après une nuit horrifiante sur le terrain. Agent de police, ça n'est jamais de tout repos. Comme pompier finalement. Ischia trottine jusqu’à son panier où elle s’y affale, éreintée de sa longue balade. Son maitre, lui, se dirige dans la chambre de ce petit appartement qu’il occupe depuis son arrivé à North Side. Elle est là, allongée sur le ventre, torse-nu sous les draps. Il n’attend pas pour l’y rejoindre en silence, simplement pour s’allonger contre ce corps qu’il connait désormais par cœur. Il passe un bras autour de la taille de la jeune femme qui, par habitude, vient se loger contre lui. Il aime bien quand elle fait ça ou quand c’est lui qui vient chercher l’étreinte en posant sa tête sur sa poitrine. Il la serre un peu plus fort et ferme les yeux pour quelques minutes de repos…
… Et passe une nuit agitée. Les cris d’un homme de son âge, 30 ans, résonne dans sa tête alors qu’il ouvre doucement les yeux. La nuit beigne sa chambre et alors que Josef se tourne sur le côté, il fait seulement face à une place vide, inoccupée depuis maintenant trois ans. Comment est-il possible que des choses aussi simples peuvent devenir si compliqué du jour au lendemain ? Parfois, ça ne marche tout simplement plus et ce, quel que soit les efforts.
L’intervention de la veille l’a un peu secoué. Josef et le reste de l’équipe ont dû faire face à un feu particulièrement violent d’une maison pavillonnaire. Ils ont réussi à extirper la mère et ses deux enfants entre 7 et 13 ans, mais impossible de retourner au creux de flammes pour y chercher le père qui hurlait de douleur. Ça n’a duré que quelques secondes avant qu’il ne sombre sûrement dans un malaise ou coma à cause de toute cette fumée. Josef les entends en écho tout comme il entend les pleures déchirants de cette famille qui assiste en live à la mort de leur proche.
Vision d’horreur qu’il a du mal à digérer aujourd’hui. Ça arrive parfois, que la mort lui colle à la peau plus longtemps qu’il ne l’aurait cru. Il n’est qu’un homme, un être humain tout aussi fragile que tous ceux qu’il aide chaque jour même si Josef se sentirait presque invincible lorsqu’il part en intervention.
Il met un temps fou à se lever et s’étire de tout son long, chope une bouteille de lait au frigo et part se laisser tomber dans son vieux canapé usé. Il n’est pas très matériel. Temps que ça tient encore alors aucune raison de changer. La télé s’allume et les infos défilent. Il zappe. S’arrête quelques secondes devant des émissions puis s’arrête sur un flash info. Une manifestation qui dégénère, l’histoire de deux jeunes abattues « injustement » refaisant surface par la même occasion… Josef assiste à la haine et à la colère, regarde des femmes et des hommes s’insurger face à cette énorme bavure de la part des services de l’ordre.
Le genre de violence qui vous montre à quel point ce jour de congé forcé n’était pas une si mauvais idée, finalement…