I heard the Blackbird sing
1989Le regard bleu. Le regard bleu, un bleu clair, grisé. Une marée mouvementée, mirage perceptible et annonciateur de l'orage. Le regard bleu. Sévère. Qui perce. Le regard bleu qui observe, fouille et sonde les deux petits visages devant lui sans pudeur, avec profondeur. Le regard bleu. Redoutable. Au milieu de tout ça, de ce bleu là, il a la pupille complètement explosée. Ça fait un cercle grand, immense, ça fait un cercle noir, noir comme sa colère, comme sa violence, comme les traces que ses coups laissent sur leur épiderme blafard. Noir, comme les cheveux hirsutes qu'il a et dont ils ont malgré eux hérité. «
C'est l'quel d'vous deux qu'a fait ça hein ? » Il a la main qui se tend maladroitement vers la commode, sur la lampe cassée, sur les morceaux de verres explosés. Il tremble. «
C'est l'quel putain ! J'vais pas r'demander une troisième fois vous allez prendre tous les deux putains d'enfoirés d'gosse d'mes... » Il a la main qui reste tournée vers la commode, vers les débris, vers les couperets fins qui jonchent le kilo de poudreuse éparpillée. Ça, c'est blanc, un blanc immaculée et ça jure avec les tâches sombres de la carpette jaunie par la terre des pompes pas retirées, par le tabac qu'on a trop longtemps laissé se consumer. «
C'est encore toi hein ? C'est encore toi avec ton ballon à la con sale p'tit bouffon hein ? ! Tu sais pour combien y'en avait là ? » Ça gronde. Ça gronde et ça se rapproche. Le vent de l'alcool dans son haleine se fait sentir et fait frémir les voiles nasaux de la gamine qui en plisse les yeux. Le dégoût. Pas la peur non. La sentence finit toujours par tomber, elle le sait désormais. Juste le dégoût. Elle a une boule qui lui monte au creux de la gorge, quelque chose qu'elle tente rapidement de ravaler avant que ça ne sorte et n'aggrave leur cas à tous les deux. «
Putain fout la paix aux gosses faut bien qu'ils jouent bordel ! Tu la passes au chinois et c'est réglé et j't'avais dis d'pas laisser ça dans l'salon; imagine ils en bouffent. » Du coin de l’œil, ils voient leur mère s'avancer, elle a le pyjama sale et le crâne aussi gras que celui de cette progéniture qui ne bouge pas, n'ose surtout pas. Elle avance, s'approche et se penche avec une balayette sur la cocaïne étalée. «
'Z'ont pas à trouver ça j't'ai d'jà dis, ils vont dire quoi à l'école ? Qu'tu leur fout des roustres parce qu'ils font tomber d'la farine ? Réfléchis un peu. » Les genoux écorchés de la trentenaire touchent le sol à la propreté douteuse, pas lessivé depuis au moins deux bonnes années. Tifany s'évertue, dans le calme, à tout ramasser. «
J'm'en branle ils en loupent pas une pour faire chier ces deux là ! Tu pionces tu les entends rigoler ! Tu ramènes à bouffer ça nique tout et pas un merci et ça vient niquer l'peu d'plaisir qu'on a ici ! Putain ! T'les as éduqué comme une merde pour qu'ils emmerdent le monde comme ça ! Allez, Allez. Ça m'gave. Virez ! Barrez vous dehors et faites pas d'bruit. Et toi, toi là j'te reprends avec ton ballon d'merde... » La paume crispée par les nerfs à vif choppe l'oreille d'Eamonn et la ramène assez proche de son père pour qu'il en perde l'équilibre. «.
..J'te le crève et ton œil de sale con avec. C'est clair ? T'as bien compris ? » Le visage émacié du garçonnet acquiesce, part à la positive pour empêcher toute autre punition habituelle de tomber.
-
«
Il a fait un truc ou pas sur ton bras ? » Ils viennent de sortir sous les lattes vieillies du porche. Ça grince sur leur passage, mais à l'intérieur ils n'entendent déjà plus rien. Pas de disputes, pas de conversations ni même de gémissements malsains qu'ils ne prennent plus, depuis longtemps, pour un innocent jeu de grands. «
Donne. » Euros attrape avec toute la force de son âge le bras de son frère. Les sourcils froncés, dubitative elle tente, de ses deux billes azur, de déterminer la taille exacte des arabesques bleutés qui se dessinent sur la peau d'Eamonn. «
Hm. » Elle le garde contre elle, observe et tente d'imaginer la suite. Comment ils vont devoir procéder. «
Il a attrapé fort pour faire comme ça alors faut tu m'attrapes fort aussi et tu tires comme ça ! Et après faut tu griffes mon oreille. » Le gamin souffle, pas vraiment enchanté de devoir répéter les mêmes gestes qu'il vient de subir sur elle. Rejouer la scène, se faire bourreau au lieu de victime, transformer le passé en un présent appuyé. La violence comme repère, comme identité. «
Mais si ! Après ils vont encore dire qu'on n'est pas pareils Eamonn ! »
Ils. Ils, les camarades de l'école.
Ils, les enfants, les gamins, les êtres à la naïveté cruelle qui aiment rire, se gausser des deux jumeaux cradots du quartier. Des deux affamés. C'est le sport favoris de Brittany Stevens. La blonde a le don de tout faire pour énerver la môme au cheveux de geai. «
Mais si on est pareil. » Non. Non. Ce n'est pas ce qu'elle dit, ce n'est pas ce qu'elle leur répète. Il est un garçon et elle une fille, ils ne sont pas des vrais jumeaux, ils ne sont pas parfaitement semblables. Euros aimerait qu'ils soient indissociables. Elle s'en est coupé les cheveux d'ailleurs. Elle lui a demandé la semaine dernière de prendre les ciseaux et un miroir. Elle lui a demandé de tout tailler, aussi court que lui peut bien les posséder. La claque a été si forte qu'elle en garde encore une gêne au niveau du tympan. «
Non de toutes façons moi j'ai dis que j'allais être un garçon plus tard comme ça on sera tout vraiment pareils et elle va arrêter de faire chier gnagnagna vous êtes pas pareils. Bah si. Elle est bête elle a pas de yeux on est des jumeaux. Maman elle a dit que les blondes étaient bêtes c'est pour ça. » Ils marchent dans la rue, tapent dans les cailloux qu'ils rencontrent, ramassent les branches de leurs doigts terreux aux ongles noirs. Ils jettent des projectiles aux corneilles au dessus de leurs deux corps effroyablement fins. «
Tu peux pas être un garçon Euros. » Il lui prend la main après avoir cassé une vitre d'entrepôt désaffecté. Il tente du haut de ses 8 ans de la raisonner. «
Bah t'as qu'à être une fille alors moi j'm'en fiche de faire pipi debout avec un zizi je met déjà des pantalons en plus. » Elle a la réponse facile ; ça fait vite le tour dans sa tête osseuse. Trop vite. «
Mais j'veux pas être une fille. Tu seras une madame et moi un monsieur comme ça on sera toujours tous les deux comme les amoureux. C'est une madame et un monsieur. » On lui a expliqué vaguement les principes du mariage et du couple récemment ; il en a tiré que c'était comme ça qu'on restait lié à vie le plus souvent. «
Elle va dire encore qu'on n'est pas pareils et j'vais la pousser et la taper et j'vais encore m'faire punir à cause de toi. » Il roule des yeux et soupire. «
J'vais la pousser moi si tu veux. » Les épaules qui se haussent, il garde la main de sa jumelle dans la sienne et entreprend d'escalader l'entrée d'une vieille usine, là où ils ont fait une cabane pour jouer, là où ils ont planqué des sucreries et de quoi manger, piqué au détour du voisinage. «
On la poussera ensemble. »
1999«
T'as des gosses toi Harvey ? » La fumée de la clope enveloppe l'atmosphère de la question d'une drôle d'impression. C'est soudain, elle qui n'a pas décroché les dents depuis plusieurs heures maintenant. Il en sursaute, se met à scruter au travers des volants opaques à peine perceptibles dans la noirceur de la pièce. Les traits d'Euros restent dénués de toutes expressions. Galathée face à son Pygmalion, beauté sacrée, froide. Cadavre de glaise maigre, déterré de la rue par ce flic amateur d'âmes désœuvrées, elle est une statue de marbre blanc en devenir. Une coquille vidée à laquelle il manque de toutes évidences une autre moitié. «
Nan Kid. » Harvey regarde sa création, sa perle d'abandon foutue dehors, affamée telle un bâtard de rejeton. Son rejeton désormais. Il n'a pas d'enfant, n'a jamais eu de quoi en faire non plus. Non. Il n'a qu'elle, remise sur les rails des études sous un toit avec de quoi bouffer. Un service contre de la compagnie et quelques heures de ménages volées. «
J'ai qu'toi et les autres comme marmots. C'est pas pour rien que j'fais c'te tournée, ma famille c'est le job et vous. » Vous. Elle et la vingtaine de gamins à qui il tente de trouver un chemin. Une vingtaine de mioches en fugue, presque tous drogués, fatigués et désabusés. Pour l'instant, elle est la seule qui s'en soit trouvé un, de chemin. Le même que lui. Flic. Flic pour faire enfermer ce qui semble lui avoir bétonné à tout jamais le palpitant. «
Et toi ? » Il demande, s'y risque. Après tout, ça ne fait que trois ans qu'il la connaît et elle n'a jamais été avare de conversation. La voix de ses réponses n'est qu'une eau lisse, surface plane sur lesquelles ses mots glissent, au dessus d'une insondable profondeur. Euros n'est qu'un miroir sans reflet, sans fond ni cœur. «
Tu vas avoir des gosses toi ? » Il l'observe un court instant, se lève pour éteindre le mégot qu'elle a laissé fumer contre la table déjà effritée. Ses paupières ne clignent pas. Elle a le fond des flots de ses yeux en pleine tempête. Statique. Elle est statique et ne bouge pas. Elle ne remue jamais. Calme. «
Une fille. J'ai une fille. » Le flic ne s'en émeut pas plus que ça, on fout les adolescentes à la rue quand elles ont pondu un mioche bien souvent. Il rejoint le canapé, ne la regarde pas quand elle est comme ça, perdue dans ces images d'antan que lui ne voit pas. «
Je l'ai abandonnée il y a 3 ans. » Il renifle, termine le verre de whiskey qui roule entre ses doigts tout en la laissant continuer. «
Pourquoi ? » Il se doutait bien qu'il y avait un truc de ce genre chez elle, une histoire sociale à faire chialer dans les chaumières, à faire brailler des violons ; des symphonies aux allures de prières. «
Ils m'ont enfermé dans un foyer pour que je l'élève. Toute seule. » Le tableau se dresse. L'esquisse des traits juvéniles devant élever un bébé. «
Et ? » Elle ne fait toujours aucun geste, parle en fixant un point invisible dans l'espace. Dans le temps. «
Et je voulais pas. C'est pour ça que je me suis enfuie. Je leur ai laissé. Elle va mieux se débrouiller sans moi. » Harvey acquiesce, remet en ordre les pièces du puzzle avec les précédentes qu'il a bien plus glaner. Il tire ses conclusions. «
T'as été violée ? » Il fait ça de façon abrupte mais ce n'est que comme cela qu'elle sait interagir. Ne pas tergiverser, ne pas détourner ce qui doit être dit, dévoilé. «
Non. Eamonn et moi n'y avons pas pensé c'est tout. » Harvey se dresse d'un coup. Sourcils froncés à l'évocation du nom fraternel qu'elle n'a de cesse d'évoquer. Ils ont fait le tour des foyers de la ville pour le retrouver ce jumeau dont les services sociaux l'ont séparée. «
Eamonn hein ? » C'est donc ça sont histoire. Son mystérieux passé...un inceste qu'elle ne semble pas avoir de peine à assumer. «
Oui. »
2007«
10 000 c'est c'que t'avais dis ! » Il a les bras croisés. Il les met au plus haut pour se donner plus de contenance. Il fait ça souvent, elle l'a remarqué. Il gonfle le torse, et soulève les épaules quand il a quelque chose à prouver. Il a les bras croisés, les sourcils froncés et son nez qui se pince, s'affine par cette anxiété cachée. «
10 000 ou on remballe tout et on vous colle une descente la semaine pro' mon vieux c'est pas l'moment d'nous la faire à l'envers. Ça fait d'jà deux fois qu'vous essayez d'nous entuber. » Cadell commence à s'impatienter. Son crâne chauve, rasé à blanc à l'image des skinhead d'il y a dix ans, s'humecte sous la brise du lac. Il vocifère, s'en retourne sur la jeune femme silencieuse. «
Euros bordel dit lui, on a fait sortir ça comme came c'est pas pour avoir à peine de quoi payer les gars et rien en tirer sinan moi j'arrête les frais ! C'est trop risqué pour perdre du temps avec ces conneries ! » Elle s'approche. Elle s'approche, ondule sur ses bottes d'agent disgracieuses qui rappent la structure du quai. Ses doigts longs attrapent le bras de Kean, l'accrochent. «
10 000 c'est ce que tu avais dis. » La voix est doucereuse, étouffée, murmurée comme lorsqu'ils partagent ces moments d'intimité. Il en souffle. Passe la pointe de sa langue contre ses dents derrière sa bouche close. «
Je n'peux pas faire autrement. C'est tout ce qu'Isaiah m'a donné. » Elle a envie de le griffer pour cet odieux mensonge. Elle a envie de le frapper au visage, de tailler dans sa barbe fournie des sévices pour cette tromperie, cette malice. Ils essaient de grappiller. Ces vauriens tentent toujours de gagner une centaine de galons, des milliers aussi, comme pour cette fois. Il n'y pas le compte. Il n'y a pas assez pour la payer elle, Cadell et les mecs de la DEA et c'est entrain de foutrement l'agacer. Incompétents. Elle est entourée d'incompétents qui tentent de tirer leur épingle d'un jeu qu'elle a elle même tissé à l'aide d'Harvey et des anciens ripoux qui l'ont accompagnés. Elle est la relève. La relève d'un système positionné du bon côté mais pas assez récompensé pour cela. Un système qui finalement finit par, lui même, se payer.
Il n'y a pas le compte. Elle se retient de soupirer, d'avoir ne serait-ce qu'un vague air énervé, un air tout court ; une impression palpable de sentiment qui trahirait tout ce qu'elle peut bien penser en vérité. Harvey lui a toujours dit de bien appâter le client en affaire. Donner le bâton au chien pour lui faire ramener. Kean veut que tout se passe bien. Kean veut que les transactions aillent vite. Kean veut qu'elle soit contente, qu'elle reparte rapidement. Kean veut pouvoir aussi la sauter sans qu'un business mal mené vienne à l'en empêcher. «
Écoute. Tu me donne ce que tu as là, je vais contenter les gars avec ça. Tu me donneras le reste ce soir, on passera chez les Byrne avant d'aller à l’hôtel. » Ses ongles crochues et gantés époussettent avec tendresse la maille du pull infâme qu'il porte. Ils passent sur le torse, la pulpe des doigts s'attarde plus longuement sur les creux et les monts de ses muscles tendus. «
D'accord ? » La mauvaise intention qui suppure du sourire de l'araignée. La beauté subjuguée, elle le coince encore au creux de ses filets par les rappels incessants de ces actes sexuels débridés qu'elle leur a imposé. Il a toujours les bras croisés mais désormais le souffle court, sous les doigts qui courent. Elle l'imagine la bave aux lèvres avant qu'il n'ouvre la bouche. «
Euros ! » Ils se retournent d'un coup. Cadell est dans la voiture qu'ils ont équipé d'une cibie connectée au réseau policier. «
Putain, putain remballe, remballe tout, ces cons là ont pas fait passer leur marchandise aux douanes du coup y'en a qui viennent vérifier ce qui est arrivé pour son bar d'mes couilles. Remballe tout faut qu'on s'tire ! » Prise de court, la brune tente vainement de se maîtriser, elle court vers son gagne pain, ce qui paie son rythme de vie acharné. «
Faut éloigner le véhicule on n'aura jamais le temps de mettre la came dedans faut l'abandonner. » Cadell plisse le front d'interrogation. Pour lui c'est jouable, ils ont juste à se grouiller. «
Hey Kean ramène ton cul faut qu'on charge ! » Euros lui écrase le pied et siffle entre ses dents les derniers ordres à exécuter. «
La ferme ! Donne moi les menottes. Tu vois pas qu'on n'a pas le temps ? On peut juste le coffrer pour se faire mousser, on va tout perdre ! On peut juste maquiller ça correctement pour s'en sortir toi et moi. Tire toi avec la voiture, va la planquer et reviens aussi vite que tu peux, on s'en débarrassera plus tard. » Le jeune flic la regarde, mûrit en quelques secondes sa décision avant de claquer la portière alors que le roux arrive derrière elle. Le moteur démarre, le véhicule s'éloigne. La patrouille arrive une minute plus tard, juste le temps que l'irlandais se retrouve arrêté.