Help me to find 'him'

Elle ne lui rend pas son sourire quand il plaisante sur sa capacité à aimer toutes les femmes. C'est une vraie question pour elle, à laquelle elle n'a jamais réellement obtenu réponse. Pas spécifiquement pour Thomas mais pour le genre humain dans sa globalité. La jeune femme a beau tenter de se laisser aller c'est toujours la même chose. Cette absence de sensations, de sentiments. Le vide. Profond. Abyssal. Comme si son corps n'était qu'une immense coquille vide incapable d'être touchée par un quelconque affect extérieur. Une absence de tout à double sens. Incapable de tomber amoureuse et se fichant qu'on l'apprécie ou qu'on l'aime. Il n'y a que trois personnes dans son monde étrangers à ce néant, constituant une famille de cœur à défaut d'en posséder une de sang. Elle ne peut pas les aimer de la façon dont les couples s'aiment. Et ce n'est pas une chose qui, après études approfondies, peut se maîtrise. Charlie en a pourtant passé du temps, à observer des couples dans les lieux publics, à écouter ses connaissances discourir et échanger sur le sujet. Mais l'amour est bien une des rares choses qui ne peut se mimer. Même en adoptant le comportement des autres elle continue de se sentir vide. Et la serveuse ne comprend pas comment font les autres. Pour quelle raison ils craquent pour une personne plus qu'une autre, ce qui les fait vibrer chez leur partenaire, avec quelle aisance ils se laissent aller et avec quel naturel ils semblent s'offrir des gestes affectueux. Toutes ces choses qui semblent si faciles, si dénuées d'efforts et qui lui restent étrangères.
Ça ne la rend pas stupide pour autant. Charlie c'est ce qu'est un coureur et ce qu'il recherche. La passion, des relations charnelles sans engagement. Et jusqu'à peu, elle ignorait tout de l'attrait qu'on peut ressentir face à l'acte sexuel en lui-même. Ce n'était qu'une déception de plus dans son apprentissage de la vie. Mais aujourd'hui...elle sait que c'est possible, même pour elle, de ressentir du plaisir. La jeune femme comprend davantage qu'on puisse rechercher cela à une relation suivie. Ça ne retire pas le fait que Thomas ne peut pas être amoureux de toutes les femmes. Ou presque. Mais même ça c'est déjà trop subtil pour elle.

« Ouais, une fois. » Elle relève les yeux sur lui, regrettant presque d'avoir glissé sur ce terrain dont elle ne connaît rien. Quinze ans....à cet âge là Charlie ne savait pas encore qu'elle devrait se forcer à satisfaire quelque besoin primaire masculin sans en tirer d'autres bénéfices qu'une apparente normalité. « C’était une bonne période. » Oui, elle n'avait pas besoin de faire semblant. Pas pour ça en tout cas. Et si quelque part ce que lui dit le Kos la rassure puisqu'il n'a lui-même été capable d'aimer qu'une fois, ça la mine davantage car elle a bien conscience qu'il profite néanmoins de la vie dans tous les sens du terme. Et en comparaison, soudainement, dans sa routine ultra ritualisée, la sienne lui semble bien morne. Elle se contente donc d'acquiescer à ses propos, pensive. « J’dirais pas que Kurtis était amoureux mais j’pense qu’il a beaucoup d’affection pour toi » Cette fois-ci c'est à elle de hausser les épaules, se redressant du bureau, peu envieuse de débattre sur le sujet de sa pseudo relation et rupture avec Kurtis. « Et toi alors, t’as déjà été amoureuse d’un mec ?  » Un bref regard un peu froid, un peu vide et la vingtenaire lui tourne le dos, faisant quelques pas dans le bureau.

Elle prend racine une bonne minute devant les premiers dessins qu'elle a fait, ne répondant pas à sa question. Les premiers, pas vraiment. Les premiers ont été pour Joan. Toute une série macabre symbolisant le meurtre de son père. Ceux qui lui font face sont les premiers réalisés à ne pas être remplis de noir et de rouge. Amoureuse....même le mot semble sonner faux. Ils ont pourtant été nombreux ces sept dernières années. Trente-sept. Et tous d'amères déceptions. Certains trop perspicaces pour la trouver normale et rester, certains pas assez et trop envahissants. La plupart trop stupides et inintéressants. Finalement seul Kurtis a su l'attendrir et lui soutirer une réelle affection. Mais rien de plus. C'est ça. Une banale affection. Une sur trente-sept. Et tous incapables de lui faire ressentir quoi que ce soit. « Non » finit-t-elle par répondre, continuant à lui tourner le dos. « Je ne suis pas sûre de..... » Elle hésite, ne sachant pas comment aborder ça sans passer pour anormale, bizarre ou coincée. « de savoir ce que c'est....être amoureuse. Je ne suis pas sûre d'être capable de l'être. » Elle est tellement indifférente au genre humain, à la plupart des choses qui l'entourent. Et consciente de cette indifférence. « Je sais que je peux aimer certaines personnes. J'aime Alma. Et Ayleen... » Et même si elle est la seule à lui avoir prouvé qu'elle pouvait prendre du plaisir charnelle, elle reste son amie, sa confidente. Jamais elle ne pourra changer ça. « Je t'aime toi. Mais, être amoureuse, ça, je sais pas faire. Je ne sais pas ce que c'est ou ce que je suis censée ressentir. » Elle se retourne enfin pour s'adosser contre le mur, regardant devant elle sans affronter le regard du jeune homme. « Il m'arrive parfois de ressentir des choses pour une personne en particulier » Joan. « Et c'est fort. Quand cette personne est près de moi. J'ai comme des fourmis qui me chatouillent le ventre et plus rien ne compte autour. Il n'y a plus que cette personne, sa voix, son sourire, ses yeux. Et j'ai toujours l'impression qu'il n'y a pas assez de temps. Enfin...que le temps passe trop vite. Et parfois, son absence est presque.....je sais pas....des fois je pense tout le temps à cette personne et c'est presque douloureux de me dire que je la reverrais pas avant longtemps. » Charlie revient à la réalité, clignant plusieurs fois des paupières après avoir gardé son regard fixe et perdu dans le vague un peu trop longtemps. Elle finit par planter à nouveau son regard dans celui de Thomas, haussant les épaules. « On ressent quoi quand on est amoureux ? »

« Dis pas de connerie Charlie. Si moi-même j’ai pu l’être un jour, crois-moi t’as toutes les chances pour que ça t’arrive aussi » Il ne comprend pas. Comment le pourrait-il quand il ignore tout de ce qui se trame dans cette caboche à la mécanique pas si bien huilée que ça. Encore un étrange paradoxe. Thomas est l'une des rares personnes avec qui elle ne se force pas à sourire ou à rire, avec qui elle peut être davantage elle-même qu'avec le reste du monde. Et même si elle est étrange et ne réagit pas comme le commun des mortels, Charlie sait qu'il l'apprécie sincèrement. Y compris avec ses défauts. Peut-être que ce sont précisément eux qui le font l'apprécier plus qu'une autre. Mais il ne sait pas. Qu'elle simule avec tous les autres. Que ses comportements sont calqués sur ceux qu'elle a maintes fois observés et que sa survie dans ce monde dit de « normalité » n'est dû qu'à sa capacité de mimétisme. Et comment pourrait-il deviner ? Qu'elle ressent si peu de choses comparé aux autres. Qu'elle aime autant l'acte charnel que se forcer à manger des brocolis. Que sortie de son cercle intime elle est incapable de nourrir quelque affection pour une autre personne. Et que sans cesse il lui faut mentir, jouer, ruser, s'adapter, encore et encore et encore dans une boucle sans fin épuisante. Lui ne pense qu'à une difficulté basique à s'attacher comme lui-même semble éprouver face à la gente féminine. Elle parle d'un blocage chimique. Parce qu'elle n'est pas stupide. Elle sait que quelque chose là-haut déconne. Que quelque part dans son cerveau, certaines choses ne fonctionnent pas comme chez les autres. Comme une zone morte restée inactive trop longtemps. Plongée dans un coma trop long dont elle ne peut revenir. Et la jeune femme sait précisément d'où vient cette....différence, ce qui l'a provoquée. Consciente de ne pas être née ainsi et d'avoir été capable un jour de ressentir toutes ces choses comme une fille tout ce qu'il y a de plus normale. Elle a juste oublié. Une nuit. Un traumatisme. Et elle a oublié. Comment aimer. Comment être normal. Et il lui est impossible de se souvenir. Alors non, ce n'est pas une question de chance. Elle est juste bousillée de l'intérieur, brisée en des pièces si infimes qu'il est impossible de recoller les morceaux. Mais lui ne fait pas. Thomas ne sait pas tout ça. Comment le pourrait-il. Et comment pourrait-elle lui expliquer.

Et c'est pour tout ça qu'elle aimerait réellement savoir ce que l'on doit ressentir quand on aime, quand on est amoureux d'une autre personne. Quelles sensations ? Quelles motivations ? Pourquoi une chose si naturelle pour tout le monde lui semble si complexe ? « Tout ce que tu viens précisément de me dire. » « Pff arrête je suis sérieuse Thomas.... » La serveuse sait qu'il a le don de tout prendre à la légère mais aujourd'hui ça la dérange, l'agace même. Parce qu'elle n'a pas l'habitude de faire ça, de se livrer de la sorte, que ce n'est pas un exercice facile pour elle et que s'il tourne ça en ridicule, autant de tirer d'ici en vitesse. Sauf que ce dernier ne semble pas plaisanter. Même avec ce sourire qu'elle lui connaît si bien...et...ça la perturbe. Vraiment. C'est impossible. Et malsain. Anormal. Ça ne peut pas être ça l'amour. Pas alors que c'est Joan qu'elle vient de décrire. Elle la respecte, a besoin d'elle dans sa vie, et , c'est vrai, elle la trouve incroyablement belle. Mais ça ne veut pas dire qu'elle l'aime comme ça. Alma aussi est incroyablement belle et elle l'aime, comme une fille aime sa mère. Parce que c'est ce qu'est Alma. Une figure maternelle, son repère, son pilier. Tout comme Joan a pu l'être par le passé. Mais ce manque....ce besoin de sa personne. Non ! C'est une femme. Elle ne peut pas être amoureuse d'une femme. C'est sale ! Les lesbiennes sont....c'est dégoûtant, tout simplement. Mais il y a ce qu'elle a vécu avec Ayleen. Elle l'a laissé l'embrasser et la toucher et.....non, c'était différent. Ayleen est sa meilleure amie. Comme une sœur. C'était juste comme ça. Une fois. Ça ne veut rien dire. La preuve, elle n'est pas amoureuse de Ayleen. Pas plus qu'elle n'aime Joan de cette façon. « Tu vois que tu es totalement capable d’être amoureuse puisque j’ai bien l’impression que tu l’es déjà. Complètement même » « Non ! Je ne le suis pas ! Tu te trompes ! J'aime beaucoup cette personne mais c'est pas ça l'amour. Je....je ne suis pas amoureuse ! » Les mots semblent laisser transparaître une certaine assurance. Mais le ton ne suit pas. Il est hésitant. Et quand il fait rouler sa chaise jusqu'à elle, la jeune fille replie ses bras contre sa poitrine, comme pour se protéger. « On n’ressent pas ce genre de chose pour n’importe qui, crois-moi. Cette personne doit être sacrément spéciale. » « Bien sûr qu'elle l'est !! Ça ne veut pas dire que je suis amoureuse ! » Charlie lui lance un regard noir peu convaincant, soufflant en évitant soigneusement son regard. Elle n'aime pas son sourire, pas plus que les mots qu'il vient de prononcer et lui font se poser des questions qu'elle ne veut pas se poser. Pas plus qu'elle ne veut connaître les réponses. La suite la rassure un peu cela dit. En effet, il n'est pas le meilleur pour donner des conseils. Il n'a été amoureux qu'une fois et il y a longtemps. Il a pu lui aussi oublier ce qu'on ressentait vraiment et se tromper sur ce qu'elle ressent elle en ce moment. Oui, voilà, c'est la seule explication valable. Il ne sait plus. Ce qui veut dire qu'elle n'aime pas Joan de cette façon. Ce qui veut dire qu'elle est normale. « Bon et c’est qui cette personne ? Il s’appelle comment ? » La serveuse lui lance un regard, plus neutre que le précédent. Elle n'aime pas spécialement lui mentir mais si elle lui dit la vérité il ne comprendrait pas. Elle sait ce que les Kos pensent de ce genre de déviances. Et il lui faut être normale. Alors elle ment, à une lettre près en tout cas. « Jon. Il s'appelle Jon. Et je ne suis pas amoureuse de lui. De toute façon il est marié et plus vieux. Je ne l'intéresse pas. Alors le sujet est clos et je ne veux plus en parler. » Et elle donne un coup de pied dans sa chaise pour le faire reculer d'un mètre avant qu'il se freine avec ses pieds. « Tu m'énerves ! » Mais encore une fois, le ton manque de conviction.