SAISON II # MISSION 1

Avancer surtout, ne pas se laisser déconcentrer, serrer les dents jusqu’au bout. L’homme sur son dos est lourd, Eleesha sait que la route jusqu’à la sortie va être difficile. Mais elle connait le chemin et s’accroche à ça, se disant qu’il ne reste plus que quelques pas. Lloyd est derrière elle, elle ne peut pas vraiment le voir mais elle sent sa présence, entend sa toux aussi. Elle se dit qu’elle est idiote. Elle aurait dû lui faire prendre un peu d’air dans son masque, l’aider à récupérer un peu avant de le faire marcher. Comment a-t-elle fait pour ne pas y penser ? Eleesha s’en veut terriblement, elle craint que Lloyd n’ait plus la force à cause de ça. Idiote… Pourtant, elle n’a pas le temps pour les remords, si elle se déconcentre, ils ne trouveront pas la sortie… Alors elle reste concentrée, elle fait la part des choses, elle oublie tout. Elle a appris à le faire en tant qu’infirmière et a vite compris que chez les pompiers, elle devait fonctionner de la même façon. Alors elle avance, se concentrant sur le chemin, calculant le temps restant. Ses muscles peuvent tenir. Ils peuvent y arriver.

Lorsqu’elle vit enfin la lumière de l’extérieur, Eleesha crut qu’elle ne tiendrait pas le choc. Mais elle réussit à faire les quelques pas qu’il manquait. Elle sortit de l’église, l’homme sur son dos. Elle fit quelques pas à l’extérieur avant de se laisser tomber lourdement à genoux, ne pouvant plus supporter le poids de la victime. Cette dernière fut prise en charge rapidement et elle sentit une tape d’encouragements sur son épaule. Elle avait réussi. La jeune femme enleva alors son masque, voulant respirer l’air frais. Un secouriste s’approcha d’elle, lui tendant un masque d’oxygène. Elle l’attrapa en souriant, le rassurant sur son état. Elle allait bien, juste fatiguée mais elle allait bien. Elle remarqua le second masque dans sa main, elle lui fait signe qu’elle s’en occupe. Eleesha se redresse alors, attrape le masque et la bouteille et s’approche d’Hatfield, assis dans un coin, la tête entre les jambes. Elle s’assoit à côté de lui et lui tend l’oxygène.

« J’aurais dû te faire respirer dans mon masque avant qu’on sorte, je suis désolée… »

Une erreur. Eleesha savait qu’elle en ferait d’autre et que si elle ne disait pas ce qu’elle pensait à ce sujet au principal intéressé tout de suite, ça risquait de lui tourner dans la tête encore longtemps. Quand au reste… Son regard se leva vers le bâtiment en flammes, on entendait des craquements sourds, signe sans doute que la charpente était en train de céder. L’image des deux victimes manquantes lui traversa l’esprit en même temps qu’une forme de nausée. Elle ferma les yeux quelques secondes puis les rouvrit. Ne pas se laisser dévorer. Ne pas laisser ça la détruire. Son regard pourtant se posa sur l’entrée de l’église. Comme si elle avait toujours l’espoir de les voir sortir. Alors que ses collègues s’armaient des lances à incendies et commençaient à attaquer le feu. Il n’y avait quasiment aucune chance et pourtant, elle n’avait pas encore tiré un trait sur cet infime espoir.

« Comment tu te sens ? »

Sans détacher son regard de l’entrée de l’église, Eleesha avait lâché ces quelques mots à l’adresse de son collègue, soucieuse de son état après toute la fumée qu’il avait dû inhaler.

L’ambiance était lourde. Eleesha et Lloyd partageaient sans même avoir besoin de parler un autre feu que celui qui était en train de brûler dans l’église. Un feu qui s’emparait d’eux, lentement, léchant l’intérieur de leurs corps, de leurs cœurs. La jeune pompier refuse de penser, elle barricade son esprit bien que ses yeux refusent de se détacher du spectacle horrifique qui se déroule devant eux. Les collègues se battent encore, cherchant comme ils peuvent à contenir les flammes. Eux n’ont plus le droit de se mêler à la bataille, repos forcé pour le moment. Une part d’Eleesha aurait envie de protester et en même temps, elle le sait, elle n’a la force de rien pour l’instant. De rien d’autre que d’observer ce qui se passer devant elle et de combattre le feu qui se propage en elle. Elle s’est tournée vers son supérieur, prenant de ses nouvelles. Elle grimace quand il dit comment il se sent. Elle aimerait lui dire qu’il n’y a pas de raison, lui faire entendre des paroles réconfortantes mais elle n’a pas de mots. Et surtout, elle est persuadée que ça ne servirait à rien. Elle sent la main de Lloyd glisser sur sa jambe et la serrer doucement. Elle apprécie ce contact de camaraderie. Ce contact humain alors que soudainement, devant eux, l’église s’effondre. Son cœur se serre. Eleesha serre les dents et résiste pour ne pas venir poser sa main sur celle de Lloyd dans un geste qu’elle trouverait trop faible. Elle reste immobile à côté de son collègue alors que l’émotion cherche à l’envahir, à se glisser dans n’importe quelle faille. Ils n’ont pas pu sauver tout le monde et ça personne ne l’oubliera. Certainement pas eux. Comment oublier ? Autour d’eux, les civils craquent mais Eleesha refuse de les regarder ou même de les entendre. Elle ne peut pas s’intéresse à la peine des autres. La main de Lloyd se resserre sur sa jambe. Elle sait qu’ils partagent les mêmes émotions. Qu’en cet instant, ils sont dans la même bulle. Alors elle s’accroche à ça. A ce silence.

La voix du chef se fait entendre et arrache Eleesha à sa bulle. Elle tourne la tête, se détache de l’église pour regarder son supérieur. Il leur indique l’ambulance et leur fait comprendre qu’aucune protestation ne sera acceptée. De toute façon, la pompier n’a pas envie de se débattre. Elle hoche simplement la tête. Il évoque la veille et une fois encore, l’esprit d’Eleesha se ferme. Elle enferme les souvenirs dans une petit boîte et appuie de toutes ses forces sur le couvercle pour ne pas qu’il saute. Elle ne veut pas penser à la veille. Elle est venue travailler pour oublier. Pour ne pas y penser. Et c’est tellement cynique de voir comme l’horreur de la situation a réussi à l’arracher à tout ça, quelques instants.

« Oui bien sûr. Appuie-toi sur moi. »

Eleesha se relève et invite Lloyd à passer son bras autour de ses épaules pour l’aider à faire de même et à avancer jusqu’à l’ambulance. Elle passe son bras autour de sa taille et s’accroche à lui autant qu’elle le soutient. Ils avancent vers l’ambulance et elle s’applique à ne pas regarder autour d’eux. Certains collègues leur adressent des sourires sombre, des petits mots d’encouragement. Eux savent qu’ils ne pouvaient pas sauver tout le monde, eux ne cracheront pas sur leurs décisions mais Eleesha n’a même pas la force de les en remercier. Lloyd la sort de sa torpeur et arrive à lui arracher un rire. Un rire peut-être un peu disproportionné par rapport à ce qu’il vient de dire. Sans doute sa manière à elle de lâcher un peu de tension.

« Ah le café du CMC… Mais avec plaisir, de toute façon, avec toute cette fumée je ne suis pas sûre d’avoir le goût très développé. Il nous paraîtra peut-être meilleur que d’habitude. »

Elle se tourne vers Lloyd. Ils font un beau tableau tous les deux… Son regard se tourne finalement vers l’ambulance. Alors qu’ils arrivent, elle se séparent de son supérieur et se laisser guider par les ambulanciers. Elle ne cherche pas à affirmer sa fierté en résistant. Non, elle se laisse guider comme une poupée, parfois des sortes d’absences la cueillent pendant le trajet. Les images du jour et celles de la veille se mêlent dans son esprit. Elle a beau appuyer de toutes ses forces sur le couvercle de la boîte, il doit y avoir une fuite, une fissure qui laisse filtrer quelques petits détails… Eleesha ferme les yeux et se laisser bercer par le mouvement de l’ambulance.