demons hide in the darkness | alexeï

Il relève le niveau de cette soirée, joue au piano comme si la salle était celle qu'il arpentait depuis plus d'une semaine déjà. L'homme s'y perd, laisse ses doigts flirter avec les touches qui suivent, se plient sous sa dextérité. Deux jours se sont écoulés depuis qu'ils se sont croisés, paradoxalement les traits de Mason n'ont pas quitté ses songes – et ça l'agace cette obsession sans nom. Cette perdition qu'il refuse de voir autant qu'il le faudrait. Cette hargne retrouvée se trahie dans sa manière de jouer, dans sa voix qui s'élève et fait profiter. Dorian s'abandonne à sa chanson, malheureuse reprise à laquelle il donne un peu plus de vie encore, un peu plus de sentiments – aussi refoulés soient-ils de sa part. Assez, d'ailleurs, pour en oublier le lieu, la clientèle, la gêne potentielle qu'il vient délaisser – Dorian n'a jamais pensé qu'à lui, lui et ses souhaits. Mais on ne lui en tient pas rigueur, certains écoutent, s'enchantent quand d'autres ignorent, continue leur misérable parlotte. Grand bien leur fasse, lui se tient silencieux depuis trop longtemps – des années pour être précis. Cette soirée n'est qu'une échappatoire de plus aux tourments de son âme qui, enfin, s’étiole dès lors que sa voix s'éteint. Un regard sur les alentours, sur les quelques sourires qu'il est parvenu à faire naître – c'est déjà ça. L'anglais se lève, délaisse l'instrument, sait qu'on osera pas forcément y toucher après la prestation qu'il vient d'imposer. Ça force l'ego, ça ravive la confiance – fier et arrogant, son verre retrouvé. Une gorgée, deux, puis quelques unes encore avant de rendre les armes. Il a besoin d'air, ses esprits ne sont pas des plus clairs. Les pas se font, élance le mètre quatre-vingt dix et plus vers la sortie, vers l'extérieur qui offre malgré tout encore un peu de vie. La fumée des cigarettes saute au visage, chatouille le désir du pianiste qui se laisse tenter, fouille ses poches à la recherche de son paquet – en vain. Il jure, soupire, l'impatience grondant silencieusement en lui. Finalement, tout est de plus en plus irritant. Il perd espoir, s'agace seul dans son coin, les yeux qui traînent, qui longent les alentours comme espérant une misérable petite chance de pouvoir s'apaiser mais tout ce qu'il aperçoit ne sont que des ombres, des silhouettes qui vont, viennent, se perdent, s'arrêtent. Pas toute, une seule. Une seule qui guette et, dans ce complexe divin, Dorian s'imagine que la sentence calculée par ce regard qu'il croise est pour lui. Quelques pas en arrière, l'instinct de survie – il n'aurait pas dû s'éloigner autant de cet antre pleine de vie. C'est dans sa fuite qu'il heurte un pan de mur – pire finalement, une personne. Il fronce les sourcils, s'apprête même à lui dire de faire attention mais s'en abstient, croisant les prunelles de cet homme tout aussi surprit par sa maladresse. A défaut de s'en faire un ennemi, autant s'en faire un ami. Si sa paranoïa est justifiée, il risquera bien moins de maux en se trouvant un pseudo allié.

« Dorian Wrynn. » La main se lève, se présente, son sourire s’accroît, revient hanter ses lèvres pour y dresser son plus bel apparat. Il sait y faire, en joue parfois et, ce soir, il en fait son salut. « Loin de moi l'envie d'insister mais, auriez-vous une cigarette ? » Il y trouve un certain réconfort, à la carrure de cet homme, il pense sincèrement que peu oserait s'en approcher. C'est ce qu'il se dit, ce qu'il ancre comme idée dans son esprit troublé et fatigué – assez pour qu'il en oublie presque le danger. Mais ils demeurent à l'écart de l'entrée, tout deux à moitié rongés par l'obscurité. La ruelle adjacente crie danger, reste plongée dans des ténèbres épaisses et pleines de ténacités. Il l'ignore – comme beaucoup de choses. Dorian ne se concentre plus que sur cet homme qu'il vient d'aborder, sur cette présence à laquelle il s'est allié. Octobre s'éteint et l'air frais ravive un peu les sens, rappelle à l'homme qu'il vit encore, qu'il survit malgré le poids dont ses épaules ne se défont pas. Mais la soirée est à d'autres pensées, d'autres préoccupations – il tente à offrir de nouvelles intrigues à son attention. C'est fuir les faits, les possibilités. C'est fuir la réalité en voulant la remodeler et il se fait assez doué pour pleinement s'y jeter. Tout ce qu'il croit voir n'est qu'un leur, que le fruit de quelques foutues terreurs. La folie derrière les murs, qui aime à user de ses murmures. Non, en cet instant, Dorian essaie à se ressaisir, il ne laissera pas cette douce névrose faire selon son bon plaisir. « Vous teniez peut-être à rester seul ? »

Le paquet est tendu, la demande exaucée. Une première pour cette soirée ayant mal démarrée ; une maigre once d'espoir parvient à se raviver. Dorian se sert, l'allume dans la foulée, rend les effets à celui qui s'est présenté. Le nom l'intrigue, le prénom pique la curiosité – s'il estimait son propre nom comme original, force est d'avouer que le record ne lui revient plus. A charge de revanche, il s'en contente. « Pas nécessairement. » Tant mieux, le pianiste s'en détend, prenant véritablement place à ses côtés, sa main libre enfouie dans sa poche, l'autre profitant de cette nicotine généreusement donnée. Un instant de silence, une trêve de paix. Le quadragénaire relance un coup d’œil vers l'allée mais l'ombre s'est volatilisée, voilà de quoi rendre un peu d'air à ses poumons contractés – peut-être n'a-t-il fait que rêver. Et, quand il s'apprête à entrouvrir les lèvres pour rendre l'instant moins long qu'il ne pourrait être, Dorian est prit de court. Le brun de ses prunelles croise celles de l'homme, ravive un maigre sourire de sa part. « Dites, vous êtes pas connu par hasard ? Votre nom et votre visage me disent quelque chose… » Voilà qui flatte, qui parvient à faire en sorte que Wrynn lui fasse complètement face. Sourire aux lèvres, bien élargi, il contemple cet amas de muscle avec une appréciation certaine, fier de voir que sa personne marque les esprits – même les plus éloignés de cette passion qui a construit sa vie. « Je parierais sur la musique. » Il acquiesce, n'en perd pas cette grandeur tout juste retrouvée. Il s'élève à l'écouter, à voir qu'il sait encore faire parler de lui. C'est une réussite pour celui qui n'aspire qu'à cela, atteindre l'apogée, y rester, y demeurer, figure éternelle de ce qu'on ne pourrait égaler – il en est à ce point dans ses idées, c'est dire qu'il est tout de même légèrement névrosé. « J'aurais bien aimé parier mais la balle était déjà dans votre camp vu l’avant-goût que j'ai donné tout à l'heure. » Une plaisanterie, l'atmosphère qui s'apaise petit à petit. Lui qui songeant à cette nuit comme destinée à être aussi pitoyables que les autres passées commence à se dire qu'il s'est peut-être trompé. Finalement, le petit peuple n'est pas si mal non plus – de ce qu'il croit en deviner, cet homme est loin d'être aussi stupide que les autres auxquels il a essayé à maintes reprises de s’intéresser. Ce n'est pas son monde, tout ça, mais une entorse pour ce soir ne le blessera pas. « J'imagine que vous venez souvent dans le coin ? Loin de moi l'intention de juger, bien-sûr, je constate seulement l'aisance qui vous entoure. » Aux derniers mots, il mime la parole de quelques gestes, secoue la main circulairement, cigarette entre les doigts, désignant sa présence, sa posture – de toute évidence, Dorian est celui qui fait tâche dans ce drôle de tableau. « Disons que vous vous fondez bien dans le décor, ça vous va bien – et je ne fais pas tellement de compliments, gardez-le en mémoire. » Lui qui n'aspirait qu'à fumer, voilà que la machine est lancée.

Les prunelles cherchent, s'attendent à apercevoir de nouveau la silhouette qui errait aux alentours mais rien, rien ne vient percer l'obscurité d'une présence indésirée. Rien, pas même un passant un peu pressé. Il en soupire presque, stupide dans le fond. Ses démons intérieurs sont allés trop loin. « En parlant de décor... Une pause, l'air un peu plus grave sans pour autant surjouer, il n'en perd pas cet éclat que Alexeï lui a donné en laissant entendre qu'il le reconnaissait. J'étais persuadé d'avoir aperçu un homme, là-bas, avant de clairement rendre votre soirée bien moins triste. » Il désigne la ruelle, laisse sa nouvelle compagnie suivre le mouvement pour y perdre un instant le bleu de ses yeux. Un nouveau coup d’œil et le rire est réprimé, cachant une certaine inquiétude maintenant que les mots ont permit de rendre une certaine réalité à ce qu'il pensait comme n'étant qu'une idée. Peut-être aurait-il dû la fermer, ça vaut le coup aussi – parfois. « A moins que ce ne soit moi qui ait abusé du whisky de cette jolie demoiselle avec laquelle je vous ai vu parler à l'intérieur. » Belle transition, Dorian – bien rattrapé. Le rictus revenu, un clin d’œil offert à celui qu'il guette désormais du regard. C'est qu'il s'en amuserait presque ce con, mais parait-il qu'on ne change pas une équipe qui gagne. Après tout, maintenant qu'ils ont engagé la conversation, autant la poursuivre – Wrynn est en train de prendre en compte que les rencontres ne sont pas toutes intéressées, que le monde entier n'essaie pas en vain malgré ses efforts de le dépasser. « Ne le niez pas, je vois tout et devient Dieu quand je suis au piano. »

Il n'a pas totalement conscience de ses mots, de sa posture. Dorian ne fait pas tellement attention à la manière dont il se tient, dont il engage la conversation, les regards, la taquinerie finement menée comme pour pouvoir en user à l'avenir – qui sait. C'est sûrement pour ça qu'il garde son sourire, peine à se concentrer sur la raison qui l'a mené là au départ, à bousculer celui qui ne s'est pas énervé. Il est loin des doutes du départ, loin des tourments qui s'imposent à lui le soir. Malgré le manteau de la nuit bien descendu, aisément enfilé, le pianiste est détendu – plus qu'il ne l'aurait imaginé. Et ça apaise, mine de rien. « Et bien, Dieu s’est un peu planté pour le coup. » Sourire élargie, l'attention qui se porte un peu plus sur lui. Voilà qui chatouille la curiosité du quadragénaire, laissant clairement supposer qu'il attend d'en savoir un peu plus sur ces mots-là rien qu'en venant également lui faire pleinement face. « Voyez-vous ça. » Il n'en cache pas son amusement, apprécie que cet homme là puisse entrer dans son jeu. « J’aime beaucoup Fanny, mais elle est un peu trop jeune pour moi, ça ne m’intéresse pas et… Il fronce un peu plus les sourcils, se suspend presque à ses mots. Et quoi ? Il est marié, fréquente déjà quelqu'un ? Ça ne le surprendrait pas, n'y apporterait aucun jugement – comment le pourrait-il en soit, lui qui la veille de son mariage avec une séduisante jeune femme partageait ses draps avec une autre âme, masculine de surcroît. Et, à y songer, un verre ne serait pas de trop pour faire passer cette vérité mi regrettée, mi refoulée. Disons que… je viens de trouver une présence bien plus agréable. » Le choc opère et Dorian ne peut rien ajouter si ce n'est un sourire un peu surprit le long de ses lèvres. Pas de rejet, pas de pas en arrière de tenté. Rien si ce n'est un regard un peu plus concentré, les prunelles brunes venant à rencontrer l'azur de celles qui n'ont de cesse de s'y accrocher désormais. « Well... une pause, l'accent anglais qui s'estompe légèrement. Il s'en redresse un peu, agit instinctivement. Il rajuste son image par réflexe mais tient sa place, toujours. Il n'en dévie pas, cherche ses mots en vérité. Il n'a pas la moindre idée de ce qu'il pourrait faire entendre, de ce qu'il pourrait y répondre – lui qui d'ordinaire en a l'habitude peine à se remettre d'aplomb pour cette fois. Le dernier à s'être osé sur cette pente l'a complètement amoché. Tout ses sens se sont remit en doute, tout ses pensées se sont brisées pour ne plus rien laisser et un néant des plus lourds s'est installé. J'en suis honoré. » Il choisit de reprendre les mots précédents de son interlocuteur avant d’apposer ses lèvres sur la cigarette que celui-ci lui a donné, essayant de ne pas trop se perdre dans les songes qui se sont ravivés. Il en fait trop pour un rien, s'emballe sûrement trop sur les idées qu'il se fait quant au potentiel message qui se cache entre les lignes de ses paroles et de sa conduite. Après tout, cette conversation ne vient que de commencer.

La nicotine rejoint les poumons avant qu'il ne s'en sépare, laissant le mégot rejoindre le bord de la route. Quant à lui, il s'en remet à celui qu'il a rejoint, celui à côté de qui il s'est installé pour parer à... à quoi, au final ? Une ombre menaçante issue de son imagination ? Un soupire inaudible conclut cette idée, le regard remontant du sol jusqu'à la présence qui vient clairement de le complimenter. « Rassurez-vous, vous n'êtes pas désagréable non plus. Le sourire qui revient tandis que sa raison se rappelle à lui, s'alarme quant au sens de ses mots. Lui qui n'aspirait pas à penser à mal vient mettre les pieds dans le plat avec son numéro de grand homme et cette ridicule manie de vouloir toujours user de ses charmes. Comme tout homme qui en est à s'ignorer, il vient aussitôt se rattraper. En tant que rencontre, j'entends. Enfin, en tant qu'être humain. Non, c'est pire – et si la honte n'est pas aussi violence que lorsque ses yeux croisaient ceux de Mason au vu des sentiments que ça lui insufflait, elle demeure tout de même bien tenace depuis que Alexei s'est mit à complimenter sa présence. Bref, vous êtes du coin ? Venu seul ? » Il passe à autre chose, s'y essaie maladroitement en tout cas, gardant cette assurance pourtant bien tremblante. Et si son regard a désormais du mal à se défaire du faciès auquel il fait face, le mouvement derrière lui parvient aisément à l'y aider. Il jurait qu'on continue de l'observer.

Si son sourire s'est retrouvé, il croit voir celui de son interlocuteur s'affaisser légèrement le temps d'un instant, avant que ses paroles n'aient repris, avant qu'un rire ne vienne faire la différence – un son qu'il accompagne du sien finalement, prit de court par le déroulement de cette rencontre de base imprévue. Si les faits le troublent, il n'en est pas à fuir – pas encore. Au lieu de ça, les mains rejoignent les poches, son regard lui demeure fidèle malgré son imagination délurée. Il s'en remet à la présence qui s'anime, qui s'illumine – comme si ses mots n'avaient pas été hasardeux, il rend vraiment la soirée meilleure qu'elle ne semblait l'être. Alexeï a davantage sourit depuis qu'il s'est retrouvé là qu'au court de la soirée dans toute son entièreté. Pourtant, s'il s'en contente, s'en sent flatté, quelque-chose continue de le gêner. Au fond de lui, une étincelle essaie à se raviver – un peu plus encore quand son face à face vient à se redresser. « Alors pour répondre à vos questions. Je vis dans un autre quartier de la ville et... Il n’y a aucun autre être humain que m’accompagne si ce n’est vous, à moins que vous ne soyez pas humain. » Il entend mais son regard a déjà dévié depuis quelques secondes. Il n'en cache pas un maigre sourire tout de même, se rend compte de ce qu'il a pu laisser entendre, la manière dont ça peut être prit. Bien-sûr qu'il n'est pas à l'aise, bien-sûr qu'il fait au mieux – mais ça le prend de court, rien qu'en cet instant, l'assurance dont il regorge d'ordinaire est ce soir bien tremblante. Dieu que ça l'agace, d'ailleurs, de ne pas savoir comment contrôler ces futilités ; parce que ce n'est que ça, à ses yeux, un leur de plus de son esprit tourmenté. Un tour de plus de la part de sa culpabilité. Mais l'homme lui épargne un peu plus de pression, se tournant légèrement pour suivre l'objet de son inquiétude. Elle est là, menace de sa présence. Elle demeure, reste intacte, fait savoir qu'elle ne bougera pas – il est là le problème, c'est qu'elle est visible cette ombre et s'en contente. « Eh merde. » Là-dessus, il lui revient complètement. Dorian fronce les sourcils, voyant finalement qu'il n'est pas le seul à l'appréhender – et un nouveau tas de questions pour lesquelles les réponses ne viennent pas. « Je vous paye un verre ? » Elle disparaît de sa mémoire aussi simplement qu'elle ne s'était ancrée, l'ombre n'attire plus son attention – pas autant que cette question. Il fronce un peu les sourcils sur le coup, de nouveau prit de court. Les lèvres s'entrouvrent un instant puis se referme, exerçant ce manège une deuxième fois avant de reprendre une légère contenance. « Je ne dis jamais non à un verre, Alexeï. » L'étirement de ses lèvres revenu, ils retournent vers la lumière, s'engouffre dans l'antre pleine de vie qu'ils avaient quitté tout deux par nécessité d'un peu d'air. Force est d'avouer qu'accompagné, le coin paraît moins morose.

Quelques pas, Dorian essaie à ne pas trop se concentrer sur la musique – les vieux démons sont tenaces et s'il ressent déjà le besoin d'un verre, il craint d'avoir à en abuser pour contenter le stresse qu'il s'est donné. « Je vous suis, monsieur l'habitué. » Un geste de la main pour l'inviter à passer devant, à choisir la table à laquelle ils pourront être tranquille – non pas qu'il n'aime pas les foules mais sa curiosité réclame un endroit un peu plus privé. Une minute, peut-être deux avant qu'ils ne soient installés ; Dorian défait sa veste pour la laisser reposer à côté de lui, prenant des aises qu'il n'avait pas prit en début de soirée. La main se lève, interpelle, et le sourire s’accroît plus encore quand on s'approche pour sa commande. « Well, j'aimerai la meilleure bouteille de whisky que vous avez et une biè... Il s'arrête dans sa commande, détourne un instant le regard pour le poser sur sa nouvelle compagnie improvisée, détaillant l'homme, la carrure, la prestance qu'il impose. Non, trois bières. » La jeune femme acquiesce et s'en retourne au bar, laissant un bref instant aux deux hommes pour presque se toiser. « Payez moi ce verre si vous y tenez, je m'occuperai du reste ne vous en faites pas. Je suis celui qui invite d'ordinaire. Une petite pause, la jeune femme revenant avec ce qu'il a demandé et, enfin, l'isolation reprend. So, Alexeï Azarov, puisque vous êtes bloqué avec moi au vu de la rencontre néfaste qui vous attend dehors, dites moi tout : qu'est-ce que vous avez fait ? »

Quelques secondes, une minute peut-être. Il ne suffit que de cela après que ses dires soient prononcés pour que l'homme à qui il fait face ne prenne également ses aises. Dorian, Dieu seul sait pourquoi en vérité, laisse un instant traîner son regard sur son vis à vis. Un frisson, un sentiment qu'il refoule aussitôt – soupirant silencieusement, essayant de s'en tenir au fait. Il rapporte son attention sur le faciès, sur les traits un peu moins durs que dehors, un peu plus éclairés d'ailleurs ; force est d'avouer qu'il n'est pas en compagnie d'une banalité et qu'il comprend un peu mieux le regard que laissait traîner la fameuse Fanny un peu plus tôt dans la soirée. Mais il n'en dit rien, se contente de ses pensées ; la voix masculine le ramenant à la réalité. « Ce que j’ai fait ? Bien… beaucoup de choses... » Un haussement de sourcils, le voilà plus que jamais captivé par ce qu'il pourrait avoir à dire. Il l'imite d'ailleurs, récupère le verre laissé pour se servir les premières notes du whisky commandé, trempant immédiatement ses lèvres pour s'assurer de ne pas s'être fait avoir – ils ont quand même de quoi faire après réflexion, il s'attendait à pire et doit s'avouer surprit. « Plus sérieusement, je ne sais pas qui est cet homme… Il est là depuis que je suis arrivé, maintenant que j’y pense. Il pourrait être n’importe qui... » Quand ces mots-là franchissent la barrière de ses lèvres, Dorian ne le montre pas mais un certain apaisement l'envahi ; il n'est pas celui qu'on a suivi. Lui qui s'imaginait le pire des scénarios en est enfin sûr, personne n'en a après lui. Pour ce qui est de l'autre brun, c'est une autre histoire ; mile scénarios pourraient s'imposer à cette possibilité et, en soit, il lui en confie même quelques-uns. Penché sur la table, attirant son attention, Dorian s'y laisse happer, plus curieux que jamais. « C’est que mon travail d’inspecteur me conduit à avoir des ennemis... puis, je ne me suis jamais caché de coucher avec des hommes… ça ne plaît pas à tout le monde. Mais comme je dis, peu importe le vin tant qu’on a l’ivresse... » Son cœur manque un battement, s'il se doutait de cette éventualité, il ne s'attendait pas à l'entendre de vive voix et aussi simplement qu'en cet instant. Quand lui peine à s'accepter dès lors qu'il songe à Mason, à leur seule nuit ensemble ou dès lors que ses yeux traînent un peu trop sur le corps d'un homme, Alexeï ne se cache pas de lui laisser entendre cette vérité. Et quand bien même sa haine pour lui-même se réveille, c'est un léger frémissement qui s'y accompagne – parcourant son dos, si ce n'est plus. C'est sûrement pour ça qu'il ne répond pas immédiatement, son sourire ne se fane pas mais il le laisse se perdre dans le fond de son premier verre. Il va en avoir besoin, visiblement – au moins pour essayer de prendre sur lui au vu de tout ce que ces dires viennent de raviver. Dieu qu'il y pense, à cet autre homme. Dieu qu'il lui manque, Mason.

Il laisse un maigre rire braver sa gorge, tient sa place ; néanmoins son regard dévie, se défait un peu de cet homme qu'il voit de plus en plus comme étant intéressant – et ça lui coûte énormément de s'en rendre compte. « Ma foi, detective, je crains de pouvoir avouer ne pas avoir franchi cette ligne. De l’honnêteté, il paraît qu'elle peut servir et, en y pensant, il prend conscience qu'il ne l'est pas totalement. Un soupire fend la ligne fine de ses lèvres, le rictus qui y restait accroché diminue légèrement. Il y songe, ne sait pas vraiment comment le formuler – mais, à ce qu'il vient d'entendre, il se dit que celui qui l'accompagne n'ira pas juger. Ou peut-être que si finalement, la veille de mon mariage. Un petit rire ironique pour habiller ses propos. Dorian s'en remet à sa douleur mais ne se risque pas à la montrer, le but de cette soirée n'étant pas celui-ci – ou peut-être que si mais, paradoxalement, il a changé dès lors qu'il s'est ancré dans cette discussion. Je suis divorcé, si jamais vous vous demandiez. » Il lève les mains pour prouver sa dernière phrase, profitant du geste pour se servir un nouveau verre qu'il termine aussitôt. « Force est d'avouer que cette nuit-là m'a changé, je crois. Je ne sais pas. » Il ne continue pas, n'ajoute pas qu'il pense ce changement comme étant une mauvaise chose ; et peut-être aurait-il dû le préciser, allez savoir comment ces mots pourraient être prit. « Well, cela dit, je comprends mieux votre invitation. »

Ce ne sont peut-être pas les mots qu'il fallait employer, l'espace de quelques secondes, Dorian ramène ses prunelles brunes sur son interlocuteur pour essayer d'y trouver un indice. Alors quoi, c'est si malheureux que ça d'avoir profité d'une dernière soirée de péchés ? Possible, et en un sens, il est le premier à se blâmer. Non pas pour les faits, nombreux sont ceux à y céder – mais lui a partagé ses draps avec un homme, le frère de la mariée de surcroît. Quel abruti il fait. « Écoutez. Vous allez peut-être me dire que ça me regarde pas, mais… on ne change pas en une nuit… Si vous l’avez fait, c’est que c’était prévu, que vous aviez déjà une attirance… » Néanmoins, cette fois, le sourire se fane un peu. Il écoute, attentivement même, mais fronce les sourcils. En une phrase cet homme vient de résumer tout ce qu'il refuse d'admettre depuis des années, tout ce qu'il tait au fond de lui et qu'il essaie d'enterrer. C'est ça qui l'atteint, cette vérité pure et dure qui sort de nul part et s'impose à elle avec l'effet qu'une bonne claque en pleine tronche. « Je sais ce que c’est de divorcer, je l’ai vécu… je ne sais pas quelles étaient vos raisons, mais ça doit faire mal pareil. » Il s'offre une pause, ne poursuit pas de suite. La bière est avalée et, pour suivre son exemple, il se risque à un verre de whisky – au moins, on ne pourra pas lui reprocher de s'être fait la bouteille seul. Ça, tandis que lui tient sa place, sa position. Il n'ose pas tellement bouger, visiblement bien ancré dans ses ruminations. Il se repasse les dires de son ami improvisé, ceux-là résonnant dans sa tête comme l'épée de Damoclès prête à se planter. Non, aucune attirance – ça ne peut pas être ça, pas de sa part. Enfin, quand même, les hommes, vraiment ? Dorian soupire légèrement, un filet d'air demeurant inaudible avant de relever son regard sur l'aisance personnifiée de ce soir.  « Je vais vous dire un truc que j’ai appris il y a longtemps maintenant. Vivez votre putain de vie comme vous le voulez. En voilà un conseil avisé, un conseil qu'il pensait suivre depuis toujours mais qu'il n'applique peut-être qu'à moitié, allez savoir. Faites pas attention aux autres, bon faut rester dans la légalité, mais merde… vous voulez coucher avec un mec, faites-le, avec un mec et une nana en même temps, faites-le… Faut pas avoir honte de ça... » Non, en effet, et il semblerait que l'un plus que l'autre soit à l'aise avec cette idée ; voilà qui ravive un sourire à moitié disparu en soit. Il laisse ses prunelles le toiser un instant, laissant un petit rire stupéfait s'extirper d'entre ses lèvres jusqu'alors entrouvertes. Il quitte la proximité, vers en main – plus vide que plein, le dos trouvant le confort de la banquette dans laquelle il s'est installé en arrivant. C'est que ce type est surprenant – et s'il ne parvient pas encore à lui offrir le déclic pour pouvoir se remettre en question, il l'intrigue plus que de raison.

« Detective... Il sourit plus encore, gardant ce regard posé sur lui comme réellement surprit. S'il s'attendait à quelques paroles réconfortantes, il était loin d'imaginer ce genre là. C'est que je commencerais à apprécier cette partie de vous. » Il désigne sa personne, rapportant une énième lampée de whisky à ses lèvres – ressentant d'ors et déjà les maigres effets de ce dernier. Force est d'avouer qu'ils ne sont pas les premiers auxquels il s'abandonne, deux verres gisaient sur le piano du centre de la pièce quand ses doigts flirtaient avec les touches. « J'apprécie vos mots mais, eh bien, c'est un peu plus compliqué que ça. Une petite pause, un sourire bien ancré mais teinté d'une légère once de tristesse cette fois. Il se confie bien plus facilement ce soir, paradoxalement. Quand je disais avoir changé, ce n'était pas vraiment en ce sens. Bien-sûr, et je ne sais pas pourquoi j'arrive à le dire en sachant que je n'en suis pas persuadé mais, il s'est passé quelque-chose quand sa sœur, mon ex-femme, nous a présenté, certes, mais ça ne peut pas avoir autant d'importance. Pas pour moi, en tout cas. » Il ose lui faire face, tenant cette position décontractée tout de même, le brun de ses yeux croisant l'azur clair qui semble ne plus vraiment vouloir se défaire de son récit. Qu'il se sent idiot à essayer de se trouver des excuses et des faux semblants à cette partie de sa vie. « Je dois vous ennuyer avec ça ? »

Il empli à nouveau leur petit espace d'un rire. Dorian y répond par un sourire mais attend les mots, il sait qu'ils vont venir, qu'ils vont s'imposer – comme posés sur la table dans l'espoir qu'il s'en saisisse. Et c'est un fait, les verres qu'ils enquillent déjà sans trop réfléchir peuvent avoir le pouvoir de délier les langues. « Franchement, si vous vous en foutez… pourquoi ça vous touche autant ? » La question est bonne et, en vérité, il se la pose depuis quelques années maintenant. C'est la raison de son maigre sourire, celui qui colore ses lèvres au fur et à mesure qu'il essaie de ne pas trop y penser. Ce serait raviver la douleur, raviver cette nuit-là dans sa mémoire. Ce serait poignarder son propre cœur – et il n'est pas prêt à le faire, pas entouré en tout cas. « Allez, fais pas cette tête. Profites, je me fiche de ce que tu as pu faire par le passé, moi. Je juge pas… Laisses toi aller. » Il relève le regard, surprit. Il relève le regard parce qu'il doit voir l'étincelle qui brille dans son regard, celle qui l'amène à se décontracter de la sorte. C'est nouveau pour lui, d'en parler – au moins avec une personne qu'il ne paye pas à l'entendre geindre de ce qu'il a lui-même causé. Aussi, quand il s'anime à nouveau, il continue de le toiser un instant, le laisse s'avancer un peu sur la table, s'installer un peu plus en prenant comme des devants. « Ce que je crois, c’est que vous avez peur, j’étais pareil au début, quand j’ai craqué sur mon premier mec. Il hésite à le couper dans son élan mais s'en abstient. Au lieu de ça, Dorian demeure silencieux, jouant de ses doigts sur le verre qu'il tient maigrement, le brun de ses prunelles détaillant celui qui continue son récit – celui qui, finalement, ne porte aucune honte sur ses épaules quant à ce qu'il dit. Vous avez peur parce que la société fait qu’on croit devoir se cacher mais faut pas oublier qu’à Rome, pendant l’antiquité… être bi, c’était la norme... » Un rire, un souffle amusé qui brave la frontière de ses lèvres tandis qu'enfin, son regard dévie du faciès de cette compagnie. Il n'a pas vraiment les mots pour répondre, n'a pas la moindre idée de la manière dont il doit continuer. Tout chez lui le tire vers les ombres, contrairement à ce que Alexei fasse entendre. Qui sait, peut-être qu'il n'a pas tord mais les idées de Dorian sont trop arrêtées, sa honte n'a que trop gonflé depuis cette fameuse nuit évoquée. S'il s'y essayait, le pianiste resterait persuadé qu'il ne peut l'accepter. Ça n'est pas lui, non ; il n'est pas cet homme-là, ne le sera sûrement jamais. Il s'y refuse, catégorique et stupide à souhait, pas encore conscient qu'il est le seul à faire grossir sa douleur et qu'il pourrait aisément y remédier. Tout ce qu'il a à faire, c'est assumer.

« Faites attention, Detective... Je vais commencer à croire que ce sont vraiment des avances cachées vu votre plaidoyer. » Plaisanter là-dessus, ne pas oser se perdre plus sur la question. Il joue son rôle habituel, aborde à nouveau le masque de cette certitude sans faille – c'est plus facile pour lui que d'avoir à être sérieux sur ce pan de sa vie qu'il refoule complètement. « J'apprécie vos efforts sur la question mais ma venue ici, finalement, c'était en partie pour ne pas avoir à m'y perdre. Au final, je n'en saurais jamais la finalité, voyez-vous. Un froncement de sourcils tandis qu'il cherche comment terminer sa phrase, comment reprendre sans avoir l'air trop... idiot ? Oui, ce peut être le bon mot. Je n'ai jamais été confronté qu'à lui. » Un nouveau verre, nécessaire. Il en ressent les effets mais choisit de faire abstraction de la bienséance. Il a payé pour ça, savait dans quoi il s'engageait en commandant une bouteille – c'est voulu et planifié. Si l'inspecteur n'avait pas été là, il l'aurait fait seul à n'en pas douter – alors, autant que ce soit accompagné, le tableau en devient de suite moins sinistre, bien moins triste. « Du coup, très cher, vous aviez trouvé de quoi vous amuser avant que je ne vienne déranger ? Hormis la petite blonde, le message est bien passé concernant son cas. » Il balaie la salle d'un bref geste de la main en posant sa question, imitant enfin l'homme qui lui fait face en s'accoudant à la table. Le verre rejoint momentanément le bois verni, offrant une pause à l'intoxication de son sang. « Dîtes moi tout, qu'on parle un peu de vous, Detective. »

L'alcool fait son œuvre, profitant du voyage en plein cœur de ses veines et ça l'apaise, finalement. Dorian devient plus confiant, plus aveugle sur certaines choses, plus provocant même parfois – pour ne rien changer mais il faut s'y habituer. Raison pour laquelle il insiste, penché sur la table en attente d'une réponse, de quelques mots pour mieux le cerner ; c'est qu'il parvient à faire sa soirée et à lui faire oublier bien des choses, au moins la tourmente dans laquelle il s'apprêtait à se jeter avant de le rencontrer. « Je ne suis pas intéressant comme gars… Les yeux qui se plissent mais la voix ne se manifeste pas. Ce n'est pas suffisant comme réponse et, heureusement, l'homme ne s'arrête pas là. Une oreille attentive, le sourire qui ne décroit pas, il se fait plus à l'écoute qu'il n'aurait pu l'être en d'autres circonstances. Je ne suis qu’un pauvre inspecteur, certainement pas capable d’acheter des costumes comme le votre, très joli d’ailleurs… Un bref geste de la tête pour le remercier, la fierté flattée tout comme l'ego qui s'en abreuve avec avidité. Il marque des points dans l'esprit du pianiste, il gagne de plus en plus en estime et s'il pouvait rentrer, mettre un terme à cette discussion improvisée, il n'en ressent plus cette envie, désireux de rester. Le seul que j’ai qui coûte un peu d’argent c’est celui que je portais à mon mariage, et encore je ne peux pas le remettre. Parce qu'il en avait oublié qu'il était divorcé, trop concentré sur la discussion actuelle pour se souvenir des derniers mots échangés. Et les effluves d'alcool n'aident pas tellement Dorian à être concentré sur les choses et leur entièreté. Sinon… j’ai rien de bien passionnant à raconter. J’ai passé ma vie dans la police, tout tourne autour de ça dans ma vie. Le type dehors aussi est probablement là pour ça... » Là-dessus, le ton devient un peu plus sérieux. Il hausse les épaules pour seule réponse à ces dernières paroles, n'osant pas vraiment se risquer sur cette pente. Et si c'est le cas, qu'attendrait-il pour l'approcher ? Pour l'intimider ? Il ose en sourire à cette pensée parce qu'au de l'homme qu'il est, il serait plutôt l'intimidant. S'il n'avait pas cette assurance et cette sensation de puissance, Dorian aussi s'en serait peut-être méfier, quitte à rejoindre l'ombre perçue dehors pour lui dire de se tenir à l'écart. Il y perdrait, pour sûr. Alexei ne donne pas l'impression d'être des plus tendres. « Mais dites moi, vous avez pas envie d’essayer avec un autre homme ? » Il a le regard posé sur lui qui se plisse un peu. La question résonne, se fraye un chemin jusqu'à son âme qui en pâlit un peu sur l’instant. Le cœur manque un battement et la raison frappe, rappel à l'ordre l'homme qui s'en paralyse presque. En quelques paroles à peine, les images d'une nuit seulement lui reviennent en tête et la douleur s'inscrit en entête.

« Je... Non, il n'a pas les mots, la phrase ne se terminant pas. Pour la première fois depuis longtemps, Dorian est à court de réplique. Lui dont la répartie ne s'estompe jamais en ressent un cruel manque actuellement et ça l'agace autant que ça le déstabilise – à moins que ce ne soit tout autre chose. Well done Detective, je ne sais pas vraiment quoi répondre. » Ce n'est pas un non et pourtant, peut-être aurait-il dû en user, rien que pour épargner à son face à face de fausses idées. Mais il n'y pense pas, pas encore en tout cas. Au lieu de ça, il ose un sourire mais noie rapidement ses lèvres dans un énième verre, puis une gorgée des bières commandées, de celles pas encore entamées. Il lui faut encore quelques secondes pour essayer de rattraper l'instant, craignant finalement que cette agréable compagnie ne finisse par fuir avec ce loupé exemplaire. Là n'est pas le but mais il ne fait pas partie de ceux qui assument autant qu'il le faudrait – d'autant que, s'il ne l'admet pas, son cœur appartenant à un autre pourtant repoussé ne le supporterait possiblement pas. « Mais j'admets volontiers que l'audace que vous donne l'alcool vous rend attractif. » Il a la respiration qui s'en est presque coupé, la détresse de son âme bien éveillée. Elle gronde, parvient à faire résonner un prénom en particuliers – qu'il le veuille ou non, s'il pouvait y redouter, il n'y résisterait pas. « Rassurez-vous, je vais tout de même vous raccompagner. Qui sait ce qui pourrait arriver sur la route après tous ces verres. »